Capacité litière nationale. 8.579 chambres en développement: faut-il s’en inquiéter ?

Alors que le Maroc affiche une croissance touristique record (17,4 millions de visiteurs en 2024) et se positionne en leader africain du pipeline hôtelier (8.579 chambres), l’analyse de HVS met en garde: le véritable défi n’est pas l’ambition, mais la livraison effective. Financement inadéquat, volatilité des changes et déficit d’expertise menacent de transformer des projets prometteurs en «fantômes».
Le Maroc célèbre ses 17,4 millions de touristes et son pipeline hôtelier florissant… mais cache-t-il les mêmes plaies que le Nigéria ou le Ghana ? La récente note d’analyse du cabinet de conseil HVS, intitulée «Du projet à la réalisation : ce que les données sur le développement hôtelier en Afrique ne nous disent pas», braque les projecteurs sur les dynamiques qui régissent le développement hôtelier sur le continent.
Si les pipelines en croissance suggèrent un certain optimisme quant au développement du secteur hôtelier, HSV (firme spécialisée exclusivement dans le secteur de l’hôtellerie et de l’industrie de l’accueil) souligne un défi fondamental : l’Afrique n’a pas un problème de projets, mais un problème de livraison effective. Une analyse qui trouve un écho particulièrement pertinent au Maroc, acteur majeur du secteur hôtelier continental, où ambitions et réalités opérationnelles doivent trouver un alignement stratégique pour garantir une croissance pérenne.
Rappelons que le Maroc a accueilli 17,4 millions de touristes en 2024, soit une augmentation de 20% par rapport à 2023, ce qui représente près de 3 millions de visiteurs en plus. Détrônant au passage l’Égypte sur le podium continental. Un chiffre qui dépasse de 35% la performance de référence de 2019 avant la pandémie. Le Royaume atteint ainsi avec deux ans d’avance les objectifs fixés pour 2026 dans sa feuille de route touristique.
Le Maroc, un leader affirmé face au «Delivery Gap»
Les données du facilitateur d’investissements The Bench, facilitateur d’investissements dans le secteur hôtelier africain, confirment la position centrale du Maroc dans le paysage hôtelier africain. Le Royaume se classe au 2e rang continental en nombre de chambres en développement, avec 8.579 chambres réparties dans 58 hôtels, derrière l’Égypte (33.926 chambres) mais largement devant le Nigéria (3e, 7.320 chambres). Une dynamique qui s’inscrit dans une concentration nord-africaine marquée, où le Maroc contribue significativement aux 47% de projets portés par la région.
Autre indicateur fort : plus de 72% des chambres annoncées au Maroc sont en phase de construction, un taux bien supérieur à celui de l’Égypte (moins de 50%) et à la moyenne africaine, suggérant une maturité avancée dans l’exécution des projets. Cependant, l’analyse de HVS tempère cet optimisme quantitatif par une mise en garde cruciale.
«En cours de construction» ne signifie pas nécessairement qu’il y a une activité et des progrès vers l’achèvement et l’ouverture. Le spectre des «projets fantômes» – observé au Nigéria et au Ghana, où des chantiers restent paralysés des années – rappelle que le statut «En construction» peut masquer une réalité opérationnelle fragile.
Dans un contexte africain où seulement 38% des projets hôteliers devraient aboutir (contre 75% avant la pandémie), le Maroc n’échappe pas aux obstacles systémiques pointés par HVS : inadéquation des financements, volatilité des devises et cycles de développement étirés (4 à 5 ans contre 2 à 3 ans au niveau mondial). La robustesse apparente des chiffres marocains doit donc être évaluée à l’aune de sa capacité à transformer ces chantiers en ouvertures effectives et performantes, véritable talon d’Achille du secteur à l’échelle du continent.
Les défis du financement, la volatilité des changes et le déficit d’expertise sectorielle
Le rapport de HVS révèle un faisceau de défis structurels qui transcendent les frontières africaines et impactent directement la viabilité des projets hôteliers, malgré la dynamique favorable du Royaume. Le fossé financier constitue le premier écueil. «Le financement n’est pas absent, mais il est souvent mal adapté aux besoins du secteur hôtelier».
Si le Maroc bénéficie de leviers publics (fonds hôteliers étatiques, partenariats DFI), l’écosystème financier local peine encore à s’adapter aux spécificités capitalistiques de l’hôtellerie. Les prêteurs traditionnels manifestent une prudence exacerbée face aux périodes de grâce prolongées inhérentes au secteur, tandis que la méconnaissance des modèles de revenus hôteliers (FF&E, redevances de gestion) limite l’offre de produits adaptés. Une inadéquation qui freine l’essor de projets pourtant stratégiques, notamment dans les villes secondaires ou les éco-destinations émergentes, nécessitant une accélération des innovations financières – titres sectionnels pour démocratiser l’investissement, fonds dédiés hybrides (public-privé), ou mécanismes de couverture des risques projet.
La volatilité des changes (FX) agit, elle aussi, comme un poison silencieux pour la rentabilité, identifié par HVS comme «une menace critique pour la viabilité du projet». Au Maroc, ce risque est amplifié par une dichotomie mortifère : jusqu’à 80% des coûts d’investissement (construction, équipements premium et honoraires techniques) sont libellés en devises (USD/EUR), tandis que 90% des revenus opérationnels sont encaissés en dirham. Une asymétrie qui érode les marges dès la première année d’exploitation, compromettant la solvabilité des emprunts.
Les solutions préconisées par HVS – dual-pricing (tarification différenciée en devises pour clientèle internationale), négociation agressive en dirhams avec les fournisseurs locaux, ou segmentation radicale des marchés émetteurs – deviennent des impératifs de survie. L’exemple sud-africain cité en benchmark (ADR en hausse de 17,7% au Cap) démontre l’efficacité d’une politique de revenue management offensive pour compenser les chocs de volatilité des changes.
Enfin, le déficit d’expertise sectorielle pénalise la phase amont des projets. HVS alerte sur «l’application continue des cadres généraux immobiliers aux projets hôteliers», une pratique générant des études de faisabilité sur-optimistes, des budgets sous-évalués et des délais pharaoniques (4-5 ans contre 2-3 ans mondialement).
Sur le terrain continental, cette lacune se traduit par des erreurs de conception coûteuses : surdimensionnement des espaces communs, sous-estimation des coûts d’exploitation, ou inadaptation des modèles opérationnels aux flux touristiques réels. Au Maroc, garantir une expertise hôtelière pointue dès la conception et les études de faisabilité, domaine où HVS excelle, est vital pour raccourcir ce cycle et améliorer le taux de livraison.
Le modèle marocain
HVS souligne que le Maroc et l’Égypte sont des exemples où «alignement sur les stratégies de développement touristique et la politique nationale au sens large» porte ses fruits. Cette intégration stratégique se matérialise par trois leviers structurants : des fonds hôteliers gouvernementaux injectant des capitaux dans des projets d’envergure; une modernisation agressive des infrastructures aéroportuaires; et l’implication d’Institutions de financement du développement (DFI), tels que la BERD ou Proparco, pour sécuriser les montages complexes.
Cependant, HVS met aussi en garde contre les «environnements réglementaires fragmentés». Pour maintenir et amplifier son avantage, le Maroc gagnerait à continuer à simplifier les processus réglementaires et d’approbation; centraliser l’interface dédiée au développement hôtelier («Bureaux centralisés chargés du développement de l’hôtellerie»); favoriser les forums d’investissement public-privé spécifiques au secteur; et activer et renforcer les talents locaux en conseil et gestion hôtelière.
La stratégie de marques internationales comme Hilton (qui prévoit de doubler son portefeuille marocain et de renforcer le luxe) et Radisson (visant 30 hôtels d’ici 2030) témoigne de la confiance dans le cadre marocain, mais aussi de l’attente d’un environnement toujours plus efficient.
Un marché sous tension mais avec des angles morts
La demande africaine, dont marocaine, est robuste (arrivées internationales +16% vs 2019). HVS relève que «la demande dépasse l’offre dans les principaux marchés urbains et touristiques». La performance du Cap (taux d’occupation 72,5%, ADR +17,7% en avril 2025) illustre ce potentiel. Casablanca, avec près de 3.000 chambres en projet (5e ville africaine), confirme l’attractivité des pôles urbains marocains.
Pourtant, HVS note que 12 pays africains n’ont aucun pipeline actif. Si le Maroc n’en fait pas partie, cela souligne l’opportunité de développer une vision plus régionale intégrée au sein du Royaume, au-delà des hubs traditionnels (Casablanca, Marrakech, etc.), pour capter une demande croissante et diversifiée, notamment en resorts (un segment en forte croissance en Afrique selon The Bench).
Le rôle du Conseil intégré
L’investisseur africain, donc marocain et international ciblant le Maroc, est décrit par HVS comme «plus sélectif», «plus axé sur les données», «axé sur les marchés caractérisés par la transparence politique et monétaire, des cadres juridiques solides et des moteurs de demande éprouvés».
Disons qu’une équipe et une stratégie d’exécution adéquates sont plus importantes qu’un bâtiment adéquat, pour résumer le changement de paradigme. C’est ici que le modèle de conseil intégré de HVS – combinant études de marché, conseil en développement, recrutement de dirigeants et gestion d’actifs – devient un différentiateur clé pour sécuriser la livraison et la performance opérationnelle des projets marocains. La croissance affichée par Radisson (leader en ouvertures réelles en Afrique) via des conversions et partenariats locaux forts illustre cette recherche d’efficacité opérationnelle.
Pour le Maroc, l’implication est claire. La course au pipeline (58 hôtels annoncés) doit désormais s’accompagner d’une preuve de capacité d’exécution. Les investisseurs scruteront premièrement la qualité des équipes locales dédiées; deuxièmement l’intégration réelle de stratégies FX proactives (dual-pricing, couvertures); troisièmement, les partenariats avec des opérateurs capables de répliquer les standards internationaux sur des marchés complexes.
Ainsi, comme l’on peut le constater, le conseil spécialisé n’est plus un luxe, mais un levier de «dérisquage» indispensable pour transformer l’ambition marocaine en actifs performants. Comme le rappelle HVS, «la conversion est l’indicateur qui compte le plus» – un avertissement qui devrait parler à plus d’un.
La croissance marocaine à l’épreuve de l’exécution
Ainsi, la publication du cabinet HVS, éclairée par les annonces de plusieurs chaînes hôtelières, dessine une feuille de route claire pour le Maroc. A commencer par maintenir la cohérence des politiques publiques (infrastructures, incitations, simplification) qui en font un hub incontournable.
Innover dans les instruments de financement adaptés à l’hôtellerie et renforcer les stratégies de mitigation du risque de change pour préserver la viabilité des projets. Garantir une expertise hôtelière spécifique dès l’amont des projets et tout au long du cycle de développement (4-5 ans) pour transformer le pipeline en ouvertures effectives.
Et, enfin, fournir transparence, données fiables et équipes opérationnelles compétentes pour rassurer un capital devenu plus sélectif et focalisé sur le rendement à long terme. Si le Maroc dispose d’atouts indéniables et d’une position de leader, son succès futur, et son impact sur l’ensemble des acteurs économiques, dépendra de sa capacité à transformer son ambitieux pipeline en hôtels opérationnels, performants et résilients, grâce à une concertation renforcée entre pouvoirs publics, investisseurs, opérateurs et experts du secteur. La maîtrise de l’exécution est désormais la clé de voûte de la valeur économique réelle.
Bilal Cherraji / Les Inspirations ÉCO