Simon Abkarian. “La manière dont on traite les réfugiés aujourd’hui, cet accueil au compte-gouttes, relève d’une forfaiture absolue»

Jusqu’au 14 octobre, au Théâtre du soleil à Paris, deux pièces rayonnent et envoûtent. Lumière sur Le dernier jour du jeûne et L’envol des cigognes, un dytique lyrique et cru entre la comédie et la tragédie sorti tout droit des tripes d’un Shakespeare arménien des temps modernes. Rencontre avec Simon Abkarian, auteur, metteur en scène et comédien à la vive sensibilité.
«Les mots qu’on ne dit pas sont les fleurs du silence et le silence de l’homme, c’est le sel de la conversation». D’une envolée lyrique assez rare, le texte de Simon Abkarian est riche et ne peut pas s’écouter qu’une seule fois. Comme au bon vieux temps du théâtre populaire, les tirades à la fois poétiques et à la limite du vulgaire, sont à cueillir telles des fleurs qu’on ne voudrait jamais voir faner. Dans Le dernier jour du jeûne et L’envol des cigognes, le brillant acteur français d’origine arménienne ayant vécu à Beyrouth, se raconte et raconte les gens qu’il aime et qu’il a connu dans un dytique tragico-comique. Dans la première partie, plus vivante, Simon Akbarian raconte l’avant-guerre, le poids des traditions, la famille et les secrets d’un quartier que l’on croit connaître. Dans la seconde partie plus sombre, il dépeint l’horreur et l’absurdité de la guerre. Il raconte la chaleur de la Méditerranée comme personne, la douceur cruelle parfois d’un «là-bas» qu’on n’imagine pas, auquel on ne pense jamais, le «juste avant le bonheur» d’une précision incroyable mais il dépeint surtout de façon très humaniste la maison des exilés avant qu’ils ne soient obligés de la quitter pour un autre pays où ils ne seront pas les bienvenus.
Une expérience à vivre
C’est au Théâtre du soleil d’Ariane Mnouchkine que Simon Abkarian propose son dytique brillant jusqu’au 14 octobre. Un lieu cher à son cœur puisque c’est à cet endroit qu’il a commencé, un lieu mythique qui lui a donné une autre vision du monde, le «plus beau théâtre du monde» selon ses dires. Présentées en alternance la semaine et en simultanée le week-end, les deux pièces de 2h30 et 3h30, laissent forcément des traces sur le public, tel un marathon d’émotion. Accueillis par les acteurs eux-mêmes, le spectateur est tout de suite plongé dans l’affect. Il n’y a aucune barrière entre le public et les acteurs, aucune frontière entre les acteurs et leurs personnages. On ne fait plus la différence. On rit fort, on pleure fort, on crie, on tape des mains, on danse. À la méditerranéenne, on vit la pièce, on ne se contente pas de la regarder. «C’est venu par Pénélope ô Pénélope. J’ai écrit cette histoire parce que je voulais, par le biais de l’histoire de ma mère, raconter la situation des femmes du Moyen-Orient, de la Méditerranée. Je ne pouvais pas ne pas raconter le pourquoi, elle en est arrivée là», confie ce grand acteur qu’on ne connaît pas assez poète. Scénariste, metteur en scène et acteur dans les deux pièces, Simon Abkarian porte ses histoires sur ses épaules. Il joue Théos, le père de famille à la fois macho et papa poule, tantôt Dieu le père, tantôt être humain désemparé et dépassé par un monde fou. «On ne peut pas ne pas se faire l’écho du monde dans lequel on vit, de tout ce qui se passe en Syrie, chez les Kurdes, en Libye, l’Afrique en règle générale. On n’en parle pas beaucoup mais l’Afrique du Nord, la Méditerranée, cette région du monde ne nous envoie pas de bons signes. Et cela a été confirmé par toutes les guerres qui se sont passées ou qui sont en train de se passer. Inconsciemment ou consciemment, j’ai voulu me faire l’écho de cela», continue celui qui s’est intéressé à l’humain dans la guerre et non pas à la guerre en elle-même. Dans ce dytique, il nous dresse les portraits de huit femmes et huit hommes et leur combat pour garder leur humanité mais à quel prix ?
Portraits de femmes
Simon Abkarian sait se mettre dans la peau d’une femme. Dans ses pièces, les femmes sont au centre. Tout tourne autour d’elles. Les hommes sont presque des objets. C’est rafraîchissant dans un milieu où les rôles sont très masculins et où les femmes sont cantonnées à des rôles secondaires. Chez Abkarian, le féminin ne se limite pas à être «femme de» ou «mère de», être femme c’est combattre le patriarcat, vivre les traditions, chacune à leur manière. «Les femmes ont joué un rôle clé pendant la guerre au Liban. C’est comme ça que je l’ai vécu. Pendant que les hommes cassaient le pays, les femmes sauvaient des vies, sauvaient ce qui pouvait être sauvé», confie le metteur en scène qui a fui le génocide arménien et vécu la guerre au Liban. «J’aime quand la tradition est juste pour tout le monde. Cela inclut aussi les femmes. Tout à coup, quand la tradition s’érige en prison pour une partie de la population, je ne trouve plus que c’est de la tradition. C’est juste de la coercition. Cette tradition je ne la veux pas». En effet, entre mythes, secrets, traditions et modernité, les personnages essaient de s’en sortir dans ce quartier méditerranéen intemporel et sans géographie où l’on se sent à Casablanca, comme à Beyrouth, à Athènes comme à Marseille. La «cheffe» du quartier, celle que tout le monde écoute et respecte, c’est Nourista, la nourricière à la fois autoritaire et touchante. Incarnée par l’incroyable Ariane Ascaride qui lui donne une énergie presque démoniaque, Nourista est aussi rayonnante que réconfortante parfois trop pesante avec ses croyances puisqu’elle sait tout : «elle est née 7 jours avant les muses !». Sa sœur est plus rebelle, elle ne croit que ce que lui disent ses livres. Un jeu habité et tellement juste de Catherine Schaub-Abkarian qui donne de la dimension à cette rivalité entre sœurs, à ce combat de femmes que l’on retrouve chez la génération qui suit, les filles de Théos et Nourista : Astrig (Chloé Réjon) et Zéla (Océane Mozas). La première ressemble à sa tante et veut devenir avocate, elle est maîtresse de son corps et veut s’émanciper, elle est libre ! «Astrid, elle a une langue mais ce n’est pas une langue. C’est une épée qui ne rouille jamais», rappelle Vava, sa future belle-mère jouée par l’excellente Marie Fabre, autre personnage fort et marquant de la pièce. Pourtant c’est Astrid qui se marie en premier, au «beau gosse» du village, vulgaire, aérien et tellement touchant interprété par un Assaad Bouab bluffant qui incarne un Aris à la «pétillance maghrébine» tout en venant d’ailleurs, qui peut avoir l’accent marseillais tout en chantant du Nass El Ghiwane, celui qui voit le jour de l’enterrement de sa vie de jeune garçon comme un deuil national. L’autre sœur, romantique invétérée, préfère suivre la tradition du jeûne en espérant que l’homme de sa vie apparaisse au troisième jour. «Cette histoire de jeune existe en Arménie et je trouve que c’est encore les conséquences du patriarcat. Pourquoi ce ne serait pas à l’homme de jeûner pour voir apparaître la femme de sa vie ?», s’emporte l’acteur, metteur en scène et poète. «Pourquoi une femme ne peut pas officier dans une mosquée ou dans une synagogue ? Pourquoi une femme ne pourrait pas faire la messe ? Dire que la chose de la raison et de la spiritualité est l’apanage du masculin, me dérange. Il y a des traditions matriarcales plus justes et plus satisfaisantes». C’est pour cela qu’il signe une pièce féminine et féministe. Il ne juge pas la tradition certes, tant qu’elle ne nuit pas parce que dans ses pièces, la tradition n’est pas un poids pour ceux qui savent la mettre en valeur. «Tant que la tradition n’est pas oppressive et coercitive, elle est belle la tradition ! J’adore quand les hommes et les femmes se mélangent et dansent ensemble ! Les Kurdes font ça, les Arméniens font ça, les Turcs, les Grecs… Je ne sais pas si les Turcs vont continuer à le faire longtemps vu tout ce qui se passe chez eux !».
Un cri du cœur politico-poétique
Les «maux» de Simon Abkarian sont aussi percutants que dérangeants. Les mots ne sont jamais choisis par hasard. Il ne fait pas de la poésie pour faire rêver, il n’est pas vulgaire pour choquer, il écrit comme il respire, comme on lui a appris chez les Jésuites au Liban. Les tirades sont dignes d’un Rumi marseillais, d’un Shakespeare arménien, d’un Naguib Mahfouz italien, peut-être même un Booba de l’Antiquité ! «J’ai grandi dans ça ! Mon père disait beaucoup de gros mots mais il pouvait tenir des propos poétique aussi. Toute ma famille, mon entourage était comme cela. Il y a même un concours d’insultes dans mon quartier !». Le texte est intemporel tout en rappelant la belle époque de Farid El Atrache où en nous projetant dans un futur où les «gros mots» seraient devenus grands. «C’est sûrement cette richesse de l’arabe ou de l’arménien, combinée à la beauté de la langue française qui fait que mon écriture ressemble à cela ! Je pense des fois en arabe et j’écris en français. Il y a des mots qu’on ne traduit pas, donc en essayant de les retranscrire, j’y ajoute parfois des métaphores, des images», confie le metteur en scène qui n’hésite pas à brouiller les langues, les dialectes, les genres, les époques et les géographies mais au final, on se sent dans le monde fou dans lequel on vit. Chaque spectateur est plongé dans sa réalité certes, mais tout le monde se retrouve dans l’actualité morose, dans le monde d’aujourd’hui. «Moi, j’ai fait cela pour éviter d’être confronté aux exégètes religieux, des politologues du monde, du Moyen-Orient. Je ne voulais pas me confronter à cela. Moi, je n’ai pas de soucis majeurs avec la communauté des croyants. Je n’ai pas de problèmes avec les habitants de cette région. Ce n’est pas avec eux que j’ai un problème. J’ai un problème avec le patriarcat, la religion patriarcale, la politique patriarcale. Ça, c’est mon problème», explique le metteur en scène qui a préféré éliminer tout cela pour que les gens se fassent leur propre géographie. Comme pour laisser la place au cœur du sujet : parler librement et frontalement de la cellule familiale, la cellule amoureuse : «Celle qui fait la vie dans le paradis et dans l’enfer du paradis perdu». Le reste, Simon Abkarian n’en a que faire. «Pour l’Occident, on vient tous de là-bas !», précise celui qui n’a pas la langue dans la poche avant d’ajouter : «Personne ne quitte son pays de plein gré. La manière dont on traite les réfugiés aujourd’hui, cet accueil au compte-gouttes relève d’une forfaiture absolue. Le gouvernement français a le don de faire des choses horribles et de les faire en cachette. Au moins, Trump agit ouvertement», continue celui qui a connu l’exil, la guerre, la séparation et qui a tenu à partager son histoire, ses histoires, celles des gens qu’il a connu, qu’il a aimé, qu’il a côtoyé. Jusqu’au 14 octobre, au Théâtre du soleil, Simon Abkarian partage son cri d’amour, son odyssée du cœur, son iliade de l’âme. «Les histoires que j’ai envie de dire, il n’y a que moi pour les dire parce que ce sont mes histoires. Je trouve que la langue française est une belle langue qu’il faut déployer et redéployer ! À un moment même, nos politiques la parlaient mal. J’ai voulu lui redonner de l’élégance». Le résultat est dans Le dernier jour du jeûne et l’envol des cigognes. Cure d’émotions garantie.