Hommage : Quincy Jones et le Maroc
Quincy Jones nous a quittés le 3 novembre. Le musicien, arrangeur et producteur a eu mille carrières musicales, du jazz des big bands et de la bossa-nova à la pop planétaire (il était le producteur des trois albums majeurs de Michael Jackson) en passant par le disco qu’il a contribué à inventer. Le «New York Times» a ainsi pu titrer que l’homme aux 28 Grammy awards a «orchestré le son de l’Amérique». Toutefois, peu savent combien le génial musicien était attaché au Maroc, depuis sa jeunesse. Il s’est produit à Mawazine à deux reprises. Et au printemps dernier, seule la fatigue due à son grand âge l’avait empêché de revenir fêter le jazz à Tanger. Pour les lecteurs des Inspirations ÉCO, Hisham Aidi a accepté de partager ce que Quincy Jones lui avait confié récemment. Politologue et documentariste, enseignant à l’université de Columbia, ce Tangérois de New York est aussi l’auteur du livre «Rebel Music. Race, empire and the new muslim youth culture» (éd. Pantheon, 2014, non traduit, récompensé par l’American Book award). Il avait rencontré Quincy Jones en 2019, dans le cadre de ses recherches.
Comment Quincy Jones est-il venu au Maroc la première fois ?
Quincy Jones a eu une longue histoire d’amour avec le Maroc. Il y est venu la première fois en 1952, à Casablanca, avec le trompettiste Clifford Brown. Tous deux faisaient partie du groupe de Lionel Hampton. J’ai rencontré Quincy Jones à deux reprises, en 2019 à New York. J’avais lu son autobiographie, «Q», qui est un voyage culturel aussi brillant qu’amusant — à travers des continents et des genres musicaux. Quincy Jones avait abandonné ses études au Berklee college of music, de Boston, au début des années 1950, afin de rejoindre le groupe de Lionel Hampton, en tant que trompettiste, pour une tournée à travers l’Europe et l’Afrique du Nord.
Dans son livre, il mentionne qu’il s’est beaucoup amusé à Casablanca, avec Clifford Brown. Jones écrit que Clifford se rendait dans les «tanières du péché» à Casa, et qu’il s’en faisait jeter. Il parle d’errer dans les rues de la Ville blanche à deux heures du matin.
À quoi ressemblait la scène jazz au Maroc à l’époque ?
C’était une période très excitante sur le plan musical. Durant les dernières décennies de l’ère coloniale, et au début du mouvement de résistance, les Français avaient longtemps dominé la scène jazz en Afrique du Nord. Ils invitaient des joueurs américains à s’y produire — Sydney Bechet, Louis Armstrong, Lionel Hampton, Buck Clayton. Mais après le débarquement américain au Maroc en 1942, l’Amérique et la France ont commencé à se disputer la prééminence sur la scène jazz locale. La radio La Voix de l’Amérique diffusait «Jazz hour» de Willis Conover, par l’intermédiaire de la légation américaine de Tanger.
Les bases américaines ont créé leurs propres groupes de jazz — le Dixie jazz band de Rabat et le Moon glows quartet de la base de Nouasseur, près de Casablanca — et organisaient des spectacles et des conférences. L’un des plus grands critiques de jazz américains, Albert Murray, était stationné comme capitaine à Nouasseur. Il a donné une série de conférences en français sur la signification du jazz. Voici donc le contexte : Casablanca coloniale, beaucoup de musique, des boîtes de nuit, des mélanges culturels et une prise de conscience anticoloniale.
Que vous a-t-il dit lorsque vous l’avez rencontré ?
Je m’assois à côté de lui et la première chose qu’il me dit, c’est : «Vous êtes du Maroc ? Vous êtes arabe ou berbère ? Arabe-africain, c’est ça ?» Il a fait partie de cette génération intriguée par l’Orient et le monde afro-asiatique. Au cours de l’entretien, il commence à me parler de son amour pour le Maroc et de toutes ses expériences musicales au pays. Il s’y est rendu à plusieurs reprises, la dernière fois pour le festival Mawazine en 2017. En fait, il voulait revenir au Maroc cette année — en avril 2024 — pour la Journée internationale du jazz que nous avons organisée à Tanger avec l’Institut herbie hancock. Quincy et Hancock avaient déjà collaboré à de nombreuses reprises. Mais il était trop fatigué pour voyager.
Il vous a parlé de Casablanca ?
Quincy était très volubile. Il passait rapidement d’un sujet à un autre. Il a commencé par me raconter comment il avait visité Casablanca la première fois, à l’âge de 19 ans, avant d’évoquer la beauté de la ville pendant les années 1950 — et du fait qu’il a été fasciné par Bousbir, le quartier réservé colonial.
Bousbir, comme vous le savez, était un Disneyland sexuel de style orientaliste que les Français avaient créé pour les touristes européens et les colons. Je n’avais jamais rencontré quelqu’un qui y était allé, et voici Quincy Jones qui me décrit des femmes à moitié nues dans différentes huttes, ainsi que la sécurité renforcée aux abords du quartier. Il n’arrêtait pas de parler des gardes. «Ces enfoirés nous obligeaient à enlever nos vestes avant d’entrer, Those motherfuckers had machine guns, ils avaient des mitraillettes !» Je suppose que c’est ce qu’il entendait par les «tanières du péché» qu’il mentionne dans un passage du livre — où la fille frappe sur le mur pour appeler un garde du corps, afin qu’il chasse Clifford Brown de sa chambre !
Quincy a déclaré avoir été tellement inspiré par Casa — la corniche, la musique, les femmes — qu’il a écrit un morceau intitulé «Casablanca ‘52», l’une de ses premières compositions. Il a dit qu’il ne savait pas où était passée la partition. J’ai ensuite appelé son bureau et ses archives, mais je n’ai trouvé aucune trace de ce morceau. Je continuerai à chercher. Lorsque l’on parle de jazz au Maroc, on a tendance à se concentrer sur Tanger et Essaouira, mais il existe une longue histoire du jazz à Casa qui mérite d’être racontée.
Le Maroc a-t-il influencé sa musique ?
Je pense que le Maroc — et plus largement l’Afrique du Nord — a stimulé son imagination, en plus du fait qu’il apprécie indéniablement la musique et les musiciens marocains. Durant l’entretien, il m’a également dit qu’il aimait deux producteurs marocains de Suède, Nabil Khayyat (RedOne) et Bilal Hajji. «Ce sont mes habibis», m’a-t-il dit. Mais il n’était pas comme Yusuf Latif ou Randy Weston, qui ont formé un courant musical panafricain mettant en avant les rythmes, les instruments et la politique de l’Afrique dans leurs œuvres. Quincy Jones a d’abord été attiré par le jazz brésilien et cubain. Ce n’est que bien plus tard, dans les années 90, qu’il a enregistré des morceaux comme «Africana» et «Mau Mau». Il avait toutefois une affinité pour la culture islamique. Je me souviens l’avoir vu à la télévision américaine parler de ses concerts au Pakistan et en Turquie, ainsi que de la lecture du Coran. Lors de Mawazine 2011, il a inclus dans son groupe, Global Gumbo All Stars, le Libanais virtuose du ’oud Bassam Saba et la chanteuse pakistanaise Riffat Sultani.
A-t-il fait des commentaires sur ses passages à Mawazine ?
Il est venu deux fois, en 2011 et en 2017, et a joué, avec son groupe Gumbo all stars, un mélange de latin jazz, de musique arabe, du Pakistan, d’Afrique de l’Ouest et d’airs en hommage à Michael Jackson. Durant notre entrevue, nous avons discuté de son concert à Rabat en 2011, au plus fort de ce qu’il est convenu d’appeler le Printemps arabe. Jones m’a demandé si je connaissais son album «Back on the block». Je lui ai répondu que c’était mon préféré ! Je l’avais découvert lorsque j’étais lycéen et que je venais d’arriver en Amérique. Il m’a aussi dit : «Vous connaissez la chanson “Tomorrow”, de Tevin Campbell ? Lorsque les révolutions ont commencé en 2011, j’ai enregistré une version de “Tomorrow” en arabe pour les jeunes du monde arabe, elle a été écoutée des millions de fois». Je l’ai ensuite regardé sur Youtube, c’est un enregistrement avec beaucoup d’artistes, dans le genre de «We are the World». «Tomorrow» est une belle chanson de jeunesse de Tevin Campbell, qui a fait sensation dans les années 1990. Elle est jouée lors des remises de diplômes de fin d’études secondaires. Mais je ne savais pas qu’il existait une version arabe jusqu’à ce que Quincy m’en parle. Je ne pense pas qu’il ait traduit une autre de ses compositions en arabe. Ensuite, il m’a parlé de la guerre d’indépendance algérienne. Il m’a raconté que le groupe de Lionel Hampton jouait à Paris, au théâtre de l’Alhambra, en 1959, donc au plus fort de la guerre. Ils pouvaient entendre des coups de feu à l’extérieur depuis la scène. À l’époque, les Algériens, les personnes à la peau foncée, devaient s’abstenir de sortir après 18 heures, mais Quincy Jones et les membres de son groupe se rendaient à pied à l’Alhambra et en revenaient. Un jour, ils ont été arrêtés par la police française, qui les a pris pour des Arabes et a pointé ses mitraillettes sur eux. Cet épisode est également relaté dans son livre.
Quel est le legs de Quincy Jones au pays ?
Quincy Jones avait de nombreux liens musicaux avec le Maroc. Il soutenait des producteurs et des artistes marocains, comme je l’ai mentionné plus haut. Vous savez peut-être que le premier disque de jazz enregistré dans le Royaume — et peut-être en Afrique — est «4 American jazzmen in Tangier», en 1959 par l’impresario marocain Jacques Muyal. Jacques avait quinze ans lorsqu’il a enregistré le quartet d’Idrees Suleiman avec Oscar Dennard à Radio Tanger. Oscar Denard était un brillant pianiste, qui a également fait partie du groupe de Lionel Hampton, avec Quincy Jones. Le seul enregistrement que nous avons de Dennard est la session de 1959 enregistrée à Radio Tanger, ainsi qu’une session enregistrée dans l’appartement de Quincy Jones, en mars 1959, à Manhattan. Quincy Jones a généreusement permis que cette session soit publiée dans l’enregistrement «4 American jazzmen in Tangier».
En parlant de Tanger, Quincy Jones a également étudié avec Nadia Boulanger, qui lui a dit qu’elle avait enseigné à Paul Bowles, lorsqu’il s’était installé au Maroc. Quincy Jones avait déjà plus de 80 ans et se sentait faible, mais il a tout de même tenu à se rendre deux fois au festival Mawazine. En 2017, je me souviens qu’il a dit sur scène : «Je suis venu pour la première fois quand j’avais 19 ans et je continue à revenir. En 2011, je me souviens qu’il est monté sur scène et qu’il a ouvert le spectacle : «Salaam aleykum habibtis !!! Yalla, yalla bil haflah ! (Que la fête commence !)» Puis il a fait monter la chanteuse Patti Austin sur scène. Je pense que l’image qui me reste de Quincy Jones est celle où il danse avec Siedah Garrett, au clair de lune marocain, tandis qu’elle chante «Man in the mirror» de Michael Jackson.
Murtada Calamy / Les Inspirations ÉCO