De la couscoussière à la Dreambox
En noir et blanc ou en couleur, via une parabole ou Internet, nous avons toujours regardé la télévision en rêvant secrètement de l’exil cathodique.
Depuis son apparition en 1962, la télévision s’est, petit à petit, imposée dans nos foyers. Durant les 70’s, la durée de l’antenne ne dépassait pas les 4 heures par jour, avec comme seul programme fédérateur la fameuse Sahra du samedi. Les grandes stars de la comédie et de la chanson marocaine y défilaient, rencontrant un succès monstre, et en direct s’il vous plaît. Les deux putschs ratés de 1971 et 1972 vont définitivement changer la personnalité du roi Hassan II, qui décide de faire de la télévision l’outil principal pour asseoir sa légende. La Marche verte, coup de génie du roi, constituera le premier exercice de style.
Ahmed Bidaoui, Abdelkader Rachdi, Larbi Kawakibi, Fathallah Lamghari, Abdelwahab Doukkali, Mohamed El Hyani, Mahmoud Idrissi ou encore le Trio Amanna vont interpréter pas moins de 3.000 chansons patriotiques dont la moitié est à la gloire du monarque. Aksamtou Birimal wa lkoutban, Habib Ljamahir ou encore Laâyoune âyniya… autant de compositions de génie ancrées dans la conscience collective. Bizarrement, certaines de ces chansons seront reprises par la génération qui a éclot durant Printemps arabe, par patriotisme sincère ou en quête d’une grima, allez savoir! Pour faire court, la télévision des 70’s était obscure, ennuyeuse, pleine d’hommes bizarres en uniforme, de gars mal habillés qui couraient dans le désert en sandale, et je ne comprenais pas pourquoi ils faisaient ça. Normal, j’étais petit.
Le culte de la mire
Alors que Hassan II mettait, progressivement, KO ses adversaires, il va également déclarer la télévision sienne et en confier la gestion à un caïd moustachu nommé directement par le redoutable et cynique Driss Basri. Dans le contexte difficile des années 80’s, lors de chaque émeute urbaine ou crise politique, Hassan II faisait son apparition à la télévision nationale. Avec des discours où la menace directe le disputait au paternalisme sincère, nous avions pitié de nos parents dont le sang ne faisait qu’un tour. Nous, les «brahechs» de la génération Massira Khadra, étions les victimes collatérales de ce merdier politique. On avait droit à 30 minutes de dessins animés. On découvrait Goldorak et la voix du générique inoubliable de Sami Clark, de son vrai nom Sami Hobeika, et son «Alli Alli ya Grandaizer». Sans oublier Sindibad, la Panthère rose ou encore Tom et Jerry.
Quant aux programmes pour enfants, seul Ammi Driss était assez fou pour tendre un micro aux enfants. Il a failli finir à Tazmamart quand un garçon a presque sorti en direct une blague sur Khatri Joumani, notable sahraoui très apprécié de Hassan II. Le reste était moins fun, avec le flash d’information de deux heures dominé par les activités royales, avant d’enchaîner avec Al Mousalsal al arabi. C’est pendant cette période que les Marocains ont découvert la splendeur du cinéma égyptien. Côté production étrangères, on avait droit aux séries américaines comme Starsky et Hutch, Hulk ou Super Jaimie et son héroïne Lindsay Wagner, sorte de Lara Croft avant l’heure.
Les vaches maigres
Quatre années de sécheresse, Aïd el kebir annulé par le roi à deux reprises, lancement du Plan d’ajustement structurel en 1983, émeutes de 1984 dans le Nord, la guerre au Sahara qui faisait encore rage… les 80’s sont les années de toutes les mutations et le sentiment qu’on ne nous disait pas tous était dominant. Je me rappelle que mon père, pour suivre le conflit au Sahara, écoutait la radio qui émettait à partir de la Libye de Mouammar Kadhafi, un autre illuminé qui sévissait dans le monde arabe.
Les MRE qui rentraient au pays nous racontaient comment la télévision était variée et libre en France, alors en plein mitterrandisme. Les Marocains vivant dans le Nord, eux, avaient l’avantage géographique qui leur permettait de capter les chaînes espagnoles moyennant de simples antennes analogiques. C’est à ce moment-là qu’une rumeur selon laquelle on pouvait capter les chaînes étrangères en installant une couscoussière sur l’antenne analogique va se répandre comme une traînée de poudre
Couscous royal
En quelques jours, les Marocains deviennent des «harragas cathodiques». Les autorités, dépassées par les événements, tentent de dissuader les gens de recourir à ce système délirant. Dans les quartiers de l’ancienne médina, les moqadems faisaient savoir à tout le monde qu’ils avaient les noms des personnes ayant installé ces couscoussières et qu’elles seraient sanctionnées. La couscoussière est devenue symbole de dissidence et de rejet de la télévision marocaine, donc du roi. Allez comprendre !
Dans notre quartier, personne n’a cédé à ces menaces. Avant l’Indépendance, nos parents avaient vu le roi Mohammed V sur la lune; nous, nous avions la couscoussière pour capter les chaînes étrangères. On n’arrête pas le progrès! Les autorités n’avaient rien à craindre pour la simple et unique raison que le procédé de la couscoussière était purement et simplement une hérésie technique, et l’ère du Néandertal de la télévision marocaine allait durer jusqu’en 1988. Bizarrement, cette année-là, l’État allait permettre aux Marocains d’accéder aux programmes de la chaîne TV5 pendant quelques mois.
On découvrait alors les débats politiques puisque, cette année-là, le président français François Mitterrand partait à la conquête d’un second septennat. Quand l’État a décidé de suspendre le signal de TV5, l’effet tenait du sevrage à l’héroïne. Heureusement, en mars 1989, une nouvelle chaîne marocaine baptisée 2M est née, soit sept mois avant la chute du mur de Berlin. La télévision s’apprêtait à entrer dans une nouvelle ère avec un Canal+ à la marocaine.
Décodeur pour tous
Liberté de ton, talkshows à grande écoute, documentaires, émissions musicales, films du box-office, infos relativement diversifiées et crédibles… 2M est une chaîne décidée et voulue par Hassan II qui a senti le vent tourner au niveau international et qui a décidé d’entamer sa «Nayda» politique. Objectif, préparer doucement la transition avec une plus grande ouverture politique et effacer des mémoires les funestes années de plombs.
Les bambins en seront les premiers bénéficiaires et verront la naissance d’Al Kanat Assaghira, une nouvelle génération de dessins animés comme le Village dans les nuages, les Mondes engloutis, Ulysse ou encore le grand carton Tiger Mask. Moyennant un abonnement mensuel de 150 DH, 2M va connaître ses années de gloires entre 1989 et 1995 avant de commencer à sombrer dans des difficultés financières.
Dans notre immeuble, nous étions six familles à partager le même abonnement. La titrisation avant l’heure! C’est dans ce contexte que les premières paraboles en provenance de Tanger et Tétouan commencent à apparaître sur le toit des immeubles. Les autorités, de nouveau excédées, lancent une campagne pour dissuader les gens d’acquérir ces paraboles. Une rumeur disait que les gens attrapés en flagrant délit de possession d’une parabole devaient payer une amende de 5.000 DH. Il n’en sera rien et, à partir de 1992, le nombre de chaînes que l’on pouvait capter grâce aux paraboles, de plus en plus accessibles, a exploser. C’est à cette époque que les jeunes Marocains entrent dans l’ère de MTV, découvrent les dessins animés hardcore de Beavis and Butthead et surtout… le porno.
De quoi donner le tournis à nos parents qui faisaient tout pour brouiller ces chaînes venus combler notre misère sexuelle. Plus délirantes, les chaînes polonaises diffusait des films avec une personne qui doublait les voix des acteurs, actrices et faisait dans la foulée, les cris des animaux et animaux et les manifestations auditives des éléments de la nature. Le tout avec une voix monocorde aussi froide qu’un corbillard.
Je zappe et je mate
Avec l’apparition du web, la donne va changer. Tout s’accélère. Les grands groupes comme Aljazeera et Canal+ vont nous voler les matchs de football que l’on regardait à l’œil. Une bataille épique les oppose aux bidouilleurs de Derb Ghallef qui n’hésitent pas à craquer tous les codes pour rendre ces chaînes accessibles. Au fil des années, ces entreprises finiront par verrouiller l’accès à leurs programmes, annonçant la faillite des chaînes satellitaires gratuites. Seul le misérable satellite Nilesat subsiste avec ses centaines de chaînes dédiées à l’islam cathodique ou encore avec les chaînes d’information gore qui tiennent les comptes des morts dans le monde arabe, déversant des flots d’images de macchabées à longueur de journée. Avec l’apparition de la Dreambox, on a recommencé à respirer, d’autant plus que les sept chaînes marocaines qui ont été créées -supposément- pour exister sur Nilesat semblent diffuser depuis des studios nord-coréens.
Grâce à la DreamBox, on a de nouveau le droit de suivre les matchs de foot, des séries américaines et surtout plus de chaînes spécialisées dans le porno. Que veut le peuple! Mais trop de télé tue la télé. Alors qu’on a fini par gagner la bataille du piratage, je commence à m’ennuyer sérieusement de cette «obésité télévisuelle». Comme on n’arrête pas le progrès, Internet a changé notre façon de regarder la télévision. Je ne sais si c’est l’âge ou l’overdose des images, Internet nous a permis de mieux choisir ce que l’on regarde et de pouvoir le regarder quand on veut. On est passé de cinq heures de programmes quotidiennement au non-stop streaming sur nos téléphones, tablettes et télévision. Pourtant, on continue à zapper à la recherche du bon programme, comme d’éternels exilés cathodiques.