Cinéma : Brady Corbet impose son talent avec “The Brutalist”
Le troisième long métrage du réalisateur Brady Corbet, dans lequel Adrien Brody interprète un architecte visionnaire, est une épopée américaine au large souffle. Le film a reçu le Lion d’argent à la Mostra de Venise et trois Golden globes, dont celui de meilleur acteur. Il est nominé 10 fois aux Oscars.
Le style architectural du brutalisme est devenu populaire durant les années 50. Il se définit par un concept minimaliste qui utilise le béton ou la brique apparente, non peinte, en réaction monochrome aux éléments purement décoratifs des styles de la première moitié du XXe siècle. Les architectes du Maroc nouvellement indépendant en ont laissé de nombreux exemples, à Rabat comme à Agadir. Là encore, en rupture avec les années précédentes. Le film de Brady Corbet explore tous les sens portés par le nom du style.
Récit épique
Le prologue résume la fuite de l’Europe et la traversée de l’Atlantique dans les cales d’un bateau de réfugiés. Une cavalcade dans les coursives se termine par la première image du ciel, la statue de la Liberté y apparaît à l’envers, la tête en bas.
De New York, l’on ne voit qu’Ellis Island et un bouge sordide. Le migrant arrive en Pennsylvanie, où son cousin l’attend, et l’accueille dans son magasin de meubles. Il lui offre une chambre dans le showroom. Bienvenue dans le rêve américain de l’immédiate après-guerre. Brady Corbet distille au compte-gouttes les éléments du passé de László Tóth, célèbre architecte du Bauhaus qui a tout perdu pendant la guerre. Inutile de taper son nom dans Wikipédia, c’est un personnage purement fictif, joué par un Adrien Brody qui tient ici l’un de ses plus grands rôles.
Le critique Owen Gleiberman, de Variety, confie ne pas avoir été emballé par la performance de Brody dans «Le Pianiste», qui lui avait pourtant valu un Oscar. Mais ce nouveau rôle de survivant du génocide nazi lui paraît extraordinaire. Il faut dire que le réalisateur trace le portrait d’êtres humains dans leurs profondes ambiguïtés, leur immense faiblesse, et leur non moins immense force, pour ce qui est de ces personnages, féminins comme masculins. László Tóth va rencontrer un riche entrepreneur de l’Amérique profonde, Harrison Lee Van Buren, incarné par Guy Pearce.
À propos de ce rôle, l’acteur a déclaré à l’agence Associated Press : «Les bonnes personnes peuvent faire de mauvaises choses et, inversement, les mauvaises personnes peuvent faire de bonnes choses. Nous essayons d’être bons. Et nous pouvons faire de bonnes choses pour nous-mêmes et pour les autres, mais il est très facile de nous égarer.»
Histoire et mécénat
L’essentiel du film repose donc sur les rapports complexes entre l’artiste et celui qui va devenir son mécène. Leur relation commence sur de très mauvaises bases, puisque ce dernier chasse l’architecte de sa demeure en découvrant dans sa propriété un travailleur noir, Gordon, ami et bras droit de László.
Gordon est joué par Isaach de Bankolé, enfin dirigé par un réalisateur capable de révéler l’étendue de son talent. Le racisme américain est inévitablement l’un des thèmes explorés. La négrophobie et l’antisémitisme de la bonne société de la petite ville américaine ne cessent d’apparaître et de réapparaître dans la trame narrative.
Remarquablement, l’amitié de László et Gordon suit la temporalité des relations des deux groupes sociaux aux États-Unis. Historiquement, si de nombreux militants juifs ont participé à la lutte pour les Droits civiques, y laissant parfois leur vie, les institutions communautaires se sont détachées les unes des autres durant les années 60. Le premier déjeuner de László parmi ses nouvelles et riches relations est filmé avec la distance et la froideur du style brutaliste. Bijoux et manières contrastent avec l’humanité nue des refuges de l’Armée du salut, comme le marbre et le béton.
Enfin, troisième grand thème, Brady Corbet et Mona Fastvold, mariés et auteurs de «The Brutalist», se sont nourris des difficultés qu’ils ont rencontrées avec les producteurs de leur film précédent. Les rapports de l’art et l’argent sont au premier plan. Et ils sont pour le moins complexes.
À propos de cette fresque de plus de 3 heures, beaucoup de critiques ont évoqué le cinéma du Nouvel Hollywood des années 70 : Francis Ford Coppola, Bernardo Bertolucci ou Michael Cimino. Il faudrait rajouter à ces références le «Phantom of the Paradise» (1974) de Brian DePalma, dont le sujet était aussi inspiré par une expérience malheureuse du réalisateur avec des producteurs. Corbet est clairement de la trempe des plus récents : Alfonso Cuarón, Alejandro González Iñárritu et Paul Thomas Anderson.
Les femmes et le réel
La seconde partie du film commence avec l’arrivée de l’épouse de László et de sa nièce. Erzsébet, l’épouse interprétée par une époustouflante et très émouvante Felicity Jones, va apporter un nouveau regard sur la situation et le chantier des deux hommes.
Soudain, l’artiste et l’homme d’affaires paraissent des adolescents rêveurs, capables de grosses bêtises, dont Erzsébet s’inquiète très vite. Lorsque les riches bienfaiteurs, qui ont permis son immigration aux États-Unis, s’étonnent de son parfait anglais, elle répond qu’elle l’avait étudié à Oxford. Stupéfait, Van Buren tente de retrouver les assises du doux sentiment de supériorité que lui confère son geste charitable – et l’ordre patriarcal de sa petite ville de province – en s’enquérant du métier de journaliste de la nouvelle arrivée. Mais elle écrivait sur la politique internationale.
Toutefois, Van Buren ne manquera pas de lui ouvrir son carnet d’adresses, les ombres de l’entrepreneur se révèleront ailleurs. Les ombres du pays, en revanche, sont bien connues. Et si cette statue de la Liberté, présentée tête en bas, figure aussi sur l’affiche du film, c’est que le rêve de l’assimilation va se briser face aux préjugés tant raciaux que de classe, se nouant parfois dans une violence sexuelle.
Le film n’est pas pour les enfants, cependant Brady Corbet ne sombre dans aucun voyeurisme. Ses scènes d’intimités reposent sur une suggestion du hors-champ et sont partie intégrante de l’expression des sentiments, parfois sordides, parfois magnifiques, mais toujours dangereux pour les personnages. Humains, très humains.
Murtada Calamy / Les Inspirations ÉCO