Culture

Ayoub Qanir : “Daria” une histoire humaine sur fond de conflit tchétchène

À l’heure où nous écrivons  ces lignes, l’Ukraine est écrasée par les bombes russes. Nous ne pouvions relater cette information sans parler du dernier film de Ayoub Qanir, «Daria». L’histoire se déroule lors d’un conflit du début du 21e siècle, trop souvent oublié malgré les massacres de populations civiles et qui n’est autre que le conflit tchétchène. Après la Mongolie, l’Islande et le Japon, le réalisateur maroco-américain a posé ses valises en Russie pour nous compter l’histoire émouvante de Daria, une femme à fort caractère, qui repousse son voisinage de villageois qu’elle trouve dérangeant jusqu’à ce qu’un petit garçon d’origine tchéchène, Salambek, trouve refuge dans sa ferme. Une histoire humaine avant tout sur fond de tensions entre la Russie et la Tchétchénie. Interview avec cet artiste pas comme les autres, qui quand on lui demande s’il est un artiste complet vous répondra sans détour qu’«un artiste complet est un artiste mort».  Zoom sur son quatrième long-métrage qui sera disponible en 2023.

Après l’Islande, la Mongolie et le Japon, vous continuez votre quête de l’atypique et vous vous attaquez à la Russie. Pourquoi ce choix ?
La Russie a toujours été une terre enchanteresse avec une histoire épique et chargée en art, littérature et culture. Des réalisateurs comme Tarkovski, écrivains comme Tolstoï et Dostoïevski en passant par les grandes voix d’opéra à l’image d’Anna Netrebko. La Russie a toujours été à l’origine de grands et inspirants artistes et scientifiques qui repoussent les limites du conscient. Chose qui m’a souvent donné l’envie de pouvoir capturer l’essence de cet empire frustré, tant méprisé par l’Occident et qui cherche toujours, à bout de souffle, son jour de gloire.

Pouvez-vous nous parler un peu du film ? Comment avez-vous procédé pour le choix des acteurs ? Y avait-il des acteurs russes que vous connaissiez et avec qui vous vouliez collaborer ?
Non, pas forcément ! Dans ce genre de production et considérant les difficultés de la pandémie, mais aussi les sensibilités politiques du sujet du film, nous avons opté pour un parcours de casting assez organique. On a été à la quête de talents qui comprendraient les variables politiques du film, mais aussi qui nous donneraient une présence inoubliable. A travers nos producteurs et directeurs de casting sur Moscou, nous avons passé plus de 6 mois à dénicher les artistes qui pouvaient donner vie aux personnages et tonifier l’histoire du film.

On a l’impression que dans vos films vous faites un véritable travail de documentaliste, voire d’historien. Est-ce que pour vous le cinéma a avant tout ce devoir de mémoire plus que celui de faire rêver ?
En tant qu’artiste et cinéaste, j’ai cette envie forte d’explorer tout autant que de partager les structures anthropologiques d’autres pays et cultures. Avec le temps, j’ai développé une fascination pour la capacité de l’être humain à organiser et partager le savoir, au fil des générations, aboutissant à des systèmes culturels, sociaux et spirituels. Ceci est l’essence de ce qui me fait sentir vivant et fait que je me lève tous les matins – l’idée d’un cinéaste-explorateur ; la possibilité de découvrir des mondes, des textures et coutumes d’autres cultures. Par conséquent, extraire ainsi une œuvre d’art de mon expérience, à travers le septième art. Chose pour laquelle je suis extrêmement reconnaissant.

Parler du conflit tchétchène est un sujet très délicat et en même temps d’actualité. Quelle a été votre démarche cinématographique ?
Il y à peu près trois ans, quand un scénariste russe de Los Angeles m’a présenté le scénario de »Daria». Le portrait d’une femme seule et stoïque qui repousse son voisinage dérangeant avant qu’un garçon d’origine tchéchène ne trouve refuge dans sa ferme. J’ai immédiatement senti tant de matière émotionnelle et politique. Le tout englobé par les tensions géopolitiques entre la Russie et la Tchétchénie des débuts du 21e siècle. L’histoire était forte et avait tellement de couches. Au début, nous ne pensions pas que le gouvernement russe nous permettrait de filmer une partie aussi controversée de l’Histoire. Cependant, après avoir développé le film pour une production en Moldavie, en Estonie et en Lituanie, il était devenu clair que si nous voulions capter l’authenticité ainsi que l’essence russe, sa culture et la splendeur de sa campagne et de sa nature, nous devions tourner en Russie.

Tourner en Russie n’a pas dû être une sinécure. Quelle a été la scène la plus difficile à tourner ? Est-ce qu’il a fallu que vous appreniez le russe pour pouvoir retranscrire les émotions que vous vouliez faire paraître dans ce film ?
Pas une seule scène, mais la production entière était à la fois infernale, esquisse et vive. C’est précisément ce que l’on recherche comme aventure cinématographique dans un nouveau pays et nouvelle culture. Et non, je ne parle pas le russe mais je suis tellement reconnaissant d’avoir eu l’occasion de voyager dans de nombreux pays, de faire mes films et de développer une grande expérience dans la façon de faire la réalisation d’une manière claire et concise. Du mongol au japonais, en passant par l’islandais. La plupart (sinon tous) sont des acteurs authentiques, et qui donnent le rendement recherché, sans parler anglais. Vous devez appliquer votre instinct et le comprendre par vous-même, car il n’y a pas de cours de cinéma ou de studios d’acteurs qui vous apprendront à réaliser un film dans une langue étrangère ou à communiquer avec des acteurs dans d’autres langues. J’ai parfois eu besoin de traduire mes objectifs, mais la plupart du temps, je joue le moment dans le ton et le langage corporel pour que les acteurs comprennent mes intentions. La plupart du temps, nous travaillons avec de grands acteurs qui le saisissent tout de suite et vous donnent ce dont vous avez besoin. Ce fut une expérience vraiment exceptionnelle de travailler avec les talents russes.

«Daria» c’est le nom de votre film mais aussi celui de l’histoire de la femme que vous mettez en avant dans ce nouveau long-métrage. Est-ce que c’est aussi un film qui se veut féministe ? Est-ce que Daria est une sorte d’Anna Karenine ?
Sur quelques paramètres peut-être, oui, mais pas forcément en tout. Daria, la stoïque, est avant tout une étude de personnage emblématique. Une dure à cuire, produit du pain soviétique. L’histoire de Daria dévoile les couches du sombre passé de son personnage alors qu’elle développe un lien et une relation émotionnelle avec un garçon tchétchène en fuite, poursuivi par la police russe, car son père est lié à la prise d’otages de Moscou du 23 octobre 2002. Une histoire qui parvient également à englober les préjugés russes envers leurs voisins musulmans caucasiens – chose que Daria doit garder au-delà afin de protéger et de créer des liens avec l’enfant, Salambek, lui offrant une figure maternelle indispensable. En retour, Salambek comble un vide, pour elle, laissé depuis longtemps par son fils.

Vous êtes un véritable touche à tout, est-ce qu’on peut dire de vous que vous êtes un artiste complet ?
Pour moi, un artiste complet est un artiste mort.

Quel est votre auteur russe préféré ?
Stanislaw Lem.

Est-ce que vous n’avez pas l’impression de faire un cinéma élitiste ?
Au contraire, je propose tout simplement un autre cinéma. Pas mieux ni pire, mais divergent à ce que l’on est habitué au Maroc. Une sphère sociale et culturelle a besoin de diversité d’opinions et de perspectives. J’essaie tout simplement de présenter un autre point de vue. D’ailleurs, je ne suis pas le seul. Une nouvelle génération de jeunes cinéastes marocains s’engage de plus en plus dans le cinéma abstrait, expérimental ou même étranger. On en a besoin !

La guerre en Tchétchénie reste un conflit oublié malgré les massacres de populations civiles, c’est un sujet qui a fait l’objet de très peu de films de fiction, russes pour la plupart. Qu’un réalisateur marocain s’y penche et s’y intéresse est assez inattendu. Est-ce que votre film sera diffusé aussi en Russie ? A votre avis, comment le public russe va-t-il l’accueillir ?
Il est trop tôt pour le savoir car il nous reste énormément de travail pour terminer le film, puis faire le circuit des festivals, espérant décrocher de belles offres de distribution, chose qui est assez difficile en ce moment pour les films indépendants européens, surtout après la pandémie. On espère pouvoir diffuser notre film partout et pas seulement en Russie et que ça soit bien accueilli plus pour son message universel de fraternité, acceptation et diversité et moins pour sa charge politique.

Eliane Lafarge / Les Inspirations ÉCO


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