Textile : la friperie, le tri lucratif des inégalités
Menacé par le spectre d’une restriction sur les importations, le secteur de la friperie est largement dominé par une poignée d’enseignes de tri. Il fait face désormais à de nouvelles règles européennes, entrées en vigueur il y a un an, et qui imposent au Maroc de repenser la gestion durable des textiles usagés.
Vendredi 17 janvier, Casablanca… Un public hétéroclite arpente une ruelle nichée dans un quartier populaire, non loin du boulevard Afghanistan. Des grappes de passants se pressent autour des stands de friperies où vêtements et accessoires griffés s’achètent pour une fraction de leur prix initial.
Jeunes mères de famille en quête d’économies, étudiants à la recherche de la bonnes affaire, ou amateurs de vintage séduits par le charme de l’ancien, chacun y trouve son compte. Période hivernale oblige, les habitués se pressent devant une pile de manteaux et de vestes, à la recherche de quoi se protéger du froid à petit prix. Derrière cet engouement, se cache un modèle économique complexe qui a su s’imposer au fil des années.
Longtemps ancré au nord du pays, au contact de Sebta et Mellilia, le centre de gravité de la friperie s’est déplacé peu à peu vers le centre du pays. Si les grandes villes comme Casablanca ou Rabat concentrent désormais la majorité des marchés de vêtements d’occasion, Fnideq fut un temps la plaque tournante des vêtements usagés avant que les frontières avec Sebta et Mellilia ne soient fermées. Ces habits transitaient, à l’époque, par des circuits informels, nourrissant un écosystème à la limite de la légalité. Mais la suspension du transit qui a suivi la fermeture des frontières en mars 2020, dans le sillage des mesures visant à contenir la pandémie de covid-19, a rebattu les cartes.
Pour contenir les effets sociaux de cette décision, l’État a mis en place un système de licences octroyées par le ministère de l’Industrie, destinées à une poignée d’entreprises. Des enseignes comme Circutex, implantée à Tétouan et spécialisée dans le recyclage textile, ou Karama Recyclage, établie à Nador, avec des unités dédiées au tri et au recyclage. Ces licences, valables six mois renouvelables, imposent un cahier des charges strict.
En effet, une grosse part des chutes textiles est destinée au recyclage et à la réexportation, et seulement 20% sont autorisées à être commercialisées sur le marché local — un quota réduit par rapport aux 30% d’antan.
«Les unités de tri sont autorisées à écouler près de 20% sur le marché local, ce qui représente un compromis pour rentabiliser leur activité et employer de la main-d’œuvre localement», confie un expert du secteur du textile.
Ce pourcentage, bien que non systématiquement formalisé, constitue une marge essentielle pour la rentabilité de ces acteurs.
Pratiques controversées
Dans ce contexte, les unités concernées seraient autorisées à écouler sur le marché domestique quatre tonnes de fripes par travailleur affilié à la CNSS. Or, selon plusieurs sources, le nombre d’employés déclarés reste nettement inférieur à la réalité, et nombre d’entre eux n’ont pas accès à la sécurité sociale. Une dérive qui interroge sur la viabilité sociale de ce modèle, pourtant très rentable.
D’après nos sources, chaque tonne de vêtements usagés est importée à un prix relativement modeste, aux alentour de cinq dirhams le kilo. Ces chutes sont ensuite revendues à des distributeurs locaux pour environ 25 dirhams le kilo, soit une marge multipliée par quatre. Les retombées économiques restent inégalement réparties entre les maillons de la chaîne. D’abord, ces unités sont loin de servir les intérêts des commerçants de Fnideq ou des régions du nord, à qui ces marchandises étaient initialement destinées.
«La gestion des licences privilégie aujourd’hui quelques opérateurs bien connectés, au détriment des petits commerçants qui vivaient de ce commerce», regrette un observateur du secteur.
Cet oligopole naissant s’accompagne également de dérives assez opaques. Le système des licences a ouvert la porte à des pratiques controversées. Par exemple: des articles de marques de luxe, normalement interdits d’importation sous ce statut, se glissent parfois dans les cargaisons destinées au recyclage. Une situation qui, pour de nombreux opérateurs et investisseurs, interroge sur la rigueur des mécanismes de contrôle et la transparence des processus en place.
Rumeurs persistantes
Cette perte de confiance dans les mécanismes de régulation s’accompagne d’un impact social profond, touchant des milliers de foyers dépendants de cette économie informelle. Ce secteur lucratif prive des dizaines de milliers de personnes d’une économie de subsistance, au bénéfice d’une poignée d’opérateurs capables d’en tirer profit.
«L’État a retiré la contrebande à 40.000 personnes pour la remettre entre les mains d’une poignée d’individus», explique un acteur associatif proche du dossier.
Cette concentration alimente des spéculations, amplifiées par l’hypothèse d’une interdiction de la friperie, soutenue par l’influence croissante du lobbying des industriels du textile.
«Les grands groupes cherchent à renforcer la production nationale en supprimant les circuits parallèles, mais une telle mesure pourrait engendrer des pertes d’emplois considérables», confie cette source à la douane.
Ces rumeurs, de plus en plus insistantes, visent à protéger la production locale face à la concurrence des friperies. Contacté à ce sujet, le ministère de l’Industrie n’a pas donné suite à notre demande.
Par ailleurs, le secteur n’échappe à la tendance internationale. La Commission européenne a récemment émis des restrictions sur l’exportation des vêtements invendus, limitant leur destination aux pays non membres de l’OCDE, sous réserve de leur inscription sur une plateforme dédiée. Cette mesure, encore à l’état de projet, pourrait redéfinir les flux commerciaux et impacter significativement les acteurs du secteur. Cette incertitude suscite des interrogations sur l’avenir des friperies et leur capacité à s’adapter à un cadre réglementaire en pleine mutation.
Le Maroc appelé à mieux gérer ses déchets textiles
À compter du 20 mai 2024, l’Union européenne impose des règles plus strictes sur l’exportation de déchets textiles vers des pays tiers. Cette décision vise à mieux encadrer un flux qui, depuis 2020, s’est élevé à 1,4 million de tonnes, un chiffre en constante augmentation. Les nouvelles règles conditionnent l’envoi de ces rebuts hors des pays de l’OCDE à une notification préalable. Les États importateurs doivent déclarer à la Commission leur volonté de réceptionner certains types de déchets, tout en démontrant leur capacité à les traiter de manière durable.
Objectif recherché : empêcher qu’ils soient faussement déclarés comme des vêtements d’occasion. Pour cela, la Commission européenne travaille à définir des critères clairs afin de distinguer les déchets des textiles usagés. En parallèle, le programme LIFE (Instrument financier pour l’environnement) pilote un projet pour garantir une meilleure traçabilité de ces flux.
Au-delà des réglementations européennes, les pays importateurs comme le Maroc doivent relever le défi d’en assurer une gestion écoresponsable. À travers des partenariats bilatéraux et des initiatives locales, l’enjeu est de mettre sur pied un commerce des textiles usagés plus transparent et plus respectueux de l’environnement.
Ayoub Ibnoulfassih / Les Inspirations ÉCO