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Liquidation judiciaire transfrontalière : ce qui change avec l’Affaire EMMSA

Passé «presque inaperçu», l’arrêt du 30 avril 2025 marque un tournant historique : la première reconnaissance marocaine d’une liquidation judiciaire étrangère, consacrant l’effectivité du Titre IX du Code de commerce.

L’arrêt du 30 avril 2025 de la Cour d’appel de commerce de Casablanca, reconnaissant pour la première fois au Maroc une procédure de liquidation judiciaire étrangère (espagnole) dans l’affaire EMMSA, est salué par Maître Abdelmouhaimine Chtaiba et Maître Loubna Arrai, tous deux spécialisés en droit des affaires.

Les deux avocats soutiennent que cet arrêt est une «avancée» et une «rupture jurisprudentielle majeure». Leur analyse, décryptant ce revirement judiciaire passé «presque inaperçu», révèle bien plus qu’un simple revirement procédural : elle met à nu les fondements, les erreurs initiales et les implications profondes de cette décision pour le droit marocain des entreprises en difficulté et sa place dans l’échiquier juridique international.

Les quatre enseignements de cette affaire
Au-delà de l’affaire EMMSA, l’analyse des avocats permet de dégager quatre enseignements fondamentaux de cette affaire. Le premier est que l’arrêt «vient combler un vide pratique en matière de droit des procédures transfrontalières». Il «pose les jalons d’une jurisprudence ouverte sur les standards internationaux» et marque «un tournant majeur dans l’application effective» du Titre IX. C’est la reconnaissance concrète d’une philosophie législative jusque-là théorique.

Le deuxième enseignement est que cette affaire «consacre le principe d’universalité de la procédure collective», interdisant les actions isolées de créanciers et assurant un traitement collectif et équitable des passifs, y compris pour les créanciers étrangers.

Dans le cas d’affaires similaires, l’actif marocain sera désormais pris en compte dans la procédure étrangère, assurant «un traitement équitable des créanciers, qu’ils soient marocains ou étrangers».

Troisième enseignement : l’arrêt renforce la sécurité juridique des opérateurs économiques étrangers au Maroc en établissant que les décisions d’insolvabilité étrangères peuvent produire effet localement si les conditions sont remplies. Contribuant à établir un cadre fiable et prévisible pour la gestion des procédures transfrontalières, essentiel pour asseoir la crédibilité du Maroc comme place de droit et de commerce.

Et pour finir, les avocats soulignent qu’en ancrant explicitement son raisonnement dans l’esprit de la loi type CNUDCI (Commission des Nations Unies pour le droit commercial international) et en rejetant l’interprétation étriquée, la Cour d’appel de commerce de Casablanca effectue une «transplantation juridique réussie». Elle «envoie un signal fort en faveur de l’harmonisation avec les standards internationaux».

Interprétation restrictive et nœud du litige
Pour la petite histoire, le conflit naît d’un refus initial du Tribunal de commerce de Casablanca. Celui-ci avait jugé irrecevable la demande de reconnaissance de la procédure espagnole contre EMMSA, fondée sur une lecture étroite de l’article 781 du Code de commerce.

Le Tribunal estimait que le jugement barcelonais se contentait de «constater la déclaration de faillite volontaire» sans ouvrir une «véritable procédure de liquidation judiciaire ni désigner les organes de la procédure, tels que prévus par le Livre V du Code de commerce marocain». Une approche formelle, exigeant une conformité littérale au dispositif marocain, qui est immédiatement pointée comme problématique par les avocats.

La contradiction fondamentale
L’argumentation développée par EMMSA en appel, et implicitement soutenue par l’analyse des deux experts, révèle l’incohérence profonde du premier jugement. Ils soulignent deux contradictions majeures.

La première est l’ignorance de l’exequatur préalable. «Le même Tribunal de commerce de Casablanca avait auparavant accordé l’exequatur à ce même jugement de Barcelone», rendant «d’autant plus incohérente l’appréciation adoptée». Reconnaître la force exécutoire du jugement mais refuser qu’il ouvre une procédure collective au sens du titre IX était juridiquement intenable.

La deuxième contradiction majeure était la méconnaissance des sources inspiratrices. Plus grave encore, le tribunal de première instance aurait fait fi de l’origine internationale du Titre IX (Livre V) et des principes qu’il incorpore.

Comme le rappellent les avocats via les arguments d’EMMSA, le Titre IX est «directement inspiré de la Loi type de la CNUDCI» (Commission des Nations Unies pour le droit commercial international). L’article 774 du Code de commerce impose explicitement de tenir compte «de leur origine internationale et de la nécessité de promouvoir l’uniformité de leur application».

L’article 769 consacre «l’intégration de l’esprit et des principes de la Loi type de la CNUDCI». Or, la loi type CNUDCI adopte une «conception large de la procédure d’insolvabilité» (Art. 2), incluant les procédures provisoires et administratives sous contrôle judiciaire.

Le rejet au motif que la «faillite volontaire» espagnole n’était pas une «véritable» liquidation marocaine trahissait une lecture purement locale, contraire à cette philosophie universaliste et à l’obligation d’interprétation large.

La correction par la Cour d’appel
Pour Maître Abdelmouhaimine Chtaiba et Maître Loubna Arrai, la Cour d’appel a opéré un redressement essentiel en se focalisant sur la substance de la procédure étrangère, conformément à l’esprit du Titre IX. Ainsi, elle constate que la procédure espagnole a donné lieu à la mise en œuvre de mesures collectives d’apurement du passif ainsi qu’à la désignation d’un administrateur judiciaire et des autres organes compétents.

Ce qui suffit à la qualifier de «procédure étrangère» au sens large de l’article 769, sans exiger un calque parfait du dispositif marocain. La Cour «souligne que la réforme […] a élargi le champ de reconnaissance» et que celle-ci «n’est plus limitée aux seuls jugements strictement judiciaires, ni à un stade avancé de la difficulté», dès lors qu’une autorité compétente exerce contrôle ou supervision.

Ce critère fonctionnel, central dans la loi type CNUDCI, avait été «ignoré à tort» en première instance. Enfin, la Cour relève l’absence de «contrariété à l’ordre public économique marocain», condition essentielle mais dont la vérification était ici formellement acquise.

La maturité du système judiciaire marocain à appréhender la complexité transfrontalière

L’analyse minutieuse livrée par Maîtres Chtaiba et Arrai transforme l’arrêt EMMSA en un événement fondateur, bien au-delà de sa dimension procédurale immédiate. Il révèle la maturité croissante du système judiciaire marocain à appréhender la complexité transfrontalière, son engagement à respecter l’esprit des réformes inspirées du droit international (CNUDCI), et sa volonté d’offrir un cadre sécurisé et prévisible aux investisseurs étrangers.

Comme le soulignent implicitement les avocats, cet arrêt «consacre l’ouverture du droit marocain à la coopération judiciaire internationale» et marque définitivement son entrée dans l’ère moderne du traitement des défaillances internationales. C’est une «pierre angulaire» posée pour l’avenir économique et juridique du Royaume.

Bilal Cherraji / Les Inspirations ÉCO



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