Gaz : la stratégie d’un virage souverain

Au moment où les équilibres énergétiques mondiaux se redessinent, le Maroc trace sa propre voie gazière. Porté par le mégaprojet Nigeria-Maroc et le développement accéléré du GNL, le Royaume ambitionne de se hisser au rang de hub énergétique africain. Une stratégie que décrypte BMCE Capital Global Research, pour qui cette montée en puissance du gaz s’inscrit dans une vision de souveraineté, de compétitivité et de transition maîtrisée.
Le Maroc change d’échelle énergétique. Là où le gaz avait longtemps été un appoint marginal, il devient désormais un levier stratégique capable de redessiner l’industrie, la géopolitique et la compétitivité nationale. C’est le constat que dresse BMCE Capital Global Research (BKGR) dans sa dernière note d’analyse, qui fait du projet Nigeria-Maroc et du développement du GNL les piliers d’une mutation énergétique à la fois ambitieuse et nécessaire pour le Royaume.
La consommation annuelle de gaz naturel au Maroc s’élève à environ un milliard de mètres cubes, un niveau encore modeste comparé à ses voisins, mais appelé à croître rapidement. La production locale, plafonnée à 110 millions de mètres cubes, couvre à peine 10% des besoins.
BKGR souligne que cette dépendance structurelle ouvre paradoxalement un espace d’action, en accélérant le recours au GNL et en diversifiant ses sources d’approvisionnement, le Maroc peut construire une véritable autonomie énergétique tout en renforçant la sécurité d’alimentation de ses centrales électriques et de ses sites industriels.
Cette évolution s’inscrit dans une stratégie de long terme qui vise à faire du gaz un “pont” vers la transition énergétique, en soutenant les renouvelables par une énergie de réglage flexible et compétitive.
Le Nigeria-Maroc Gas Pipeline, colonne vertébrale du futur mix
Avec ses 5.600 kilomètres de tracé et une capacité projetée de 30 milliards de m³ par an, le Nigeria-Morocco Gas Pipeline (NMGP) dépasse largement le cadre d’un simple projet d’infrastructure. Il symbolise, selon BKGR, «un changement d’échelle dans la géostratégie énergétique africaine», en connectant treize pays de la CEDEAO et en offrant au Maroc un rôle de plateforme entre le continent et l’Europe.
Les investissements cumulés, estimés entre 20 et 25 milliards de dollars, mobilisent déjà des financements de la Banque islamique de développement et de plusieurs fonds souverains africains. L’enjeu est double, sécuriser un accès durable au gaz nigérian et consolider la position du Maroc comme hub énergétique régional, capable d’exporter autant que de réguler les flux entre l’Afrique et le marché européen.
Des effets économiques tangibles
L’impact macroéconomique du NMGP pourrait être considérable. BKGR anticipe jusqu’à 50.000 emplois directs et indirects durant la phase de construction, auxquels s’ajouteraient 5.000 emplois permanents une fois le projet opérationnel.
La société de recherches estime que la contribution au PIB pourrait atteindre +0,5 à +1 point de croissance annuelle pendant la phase de chantier, puis +0,3 point à long terme grâce à la baisse des coûts énergétiques pour l’industrie.
Cette dynamique soutiendra particulièrement les secteurs électro-intensifs comme la chimie, la métallurgie ou la cimenterie. L’accès à une énergie plus stable et moins coûteuse améliorerait la compétitivité des exportations industrielles, un levier essentiel dans le contexte d’ouverture croissante des marchés africains et européens.
Des infrastructures déjà en mouvement
Le Maroc ne part pas d’une feuille blanche. Le terminal flottant de regazéification (FSRU) de Jorf Lasfar, en cours de développement, devrait permettre d’importer entre 1,5 et 2 milliards de m³ de GNL par an dès 2026. Parallèlement, les centrales à cycle combiné de Tahaddart et Aïn Beni Mathar verront leurs capacités renforcées, tandis que la future centrale Al Wahda ajoutera près de 1.000 MW au réseau électrique national.
Pour BKGR, ces investissements s’inscrivent dans une logique de cohérence. Ils préparent la montée en puissance du gaz tout en facilitant l’intégration massive du solaire et de l’éolien dans le mix énergétique. Le gaz y joue un rôle de “régulateur”, capable de compenser la variabilité des énergies vertes.
Gouvernance, financement et durabilité, les conditions du succès
BKGR tempère toutefois son optimisme par plusieurs garde-fous. La réussite du virage gazier dépendra de la robustesse de la gouvernance et de la clarté du cadre réglementaire qui encadrera les partenariats publics-privés. Le financement devra être étalé et calibré pour éviter un effet de levier excessif sur la dette publique, tout en mobilisant des capitaux privés à long terme.
La société de recherches souligne également les impératifs environnementaux et sociaux, la construction du pipeline traversant des zones écologiquement sensibles, la maîtrise des émissions de méthane et la concertation avec les populations locales seront déterminantes pour la durabilité du projet. Plutôt que d’opposer gaz et transition verte, BKGR plaide pour une intégration complémentaire.
Le gaz naturel, utilisé de manière transitoire, permettrait d’assurer la flexibilité nécessaire à un système électrique à forte part de renouvelables. À plus long terme, les infrastructures du NMGP pourraient servir à transporter des gaz décarbonés ou de l’hydrogène vert, prolongeant ainsi la valeur stratégique des investissements. Le Maroc entre dans une phase décisive.
Avec le Nigeria-Maroc Gas Pipeline et le développement du GNL, le pays dispose d’une opportunité rare de transformer un déficit énergétique en avantage compétitif structurel. Mais cette mutation ne sera durable que si elle s’accompagne d’une mise en œuvre rigoureuse, d’une planification financière prudente et d’une vision industrielle cohérente.
BKGR conclut sans ambiguïté : «le gaz peut devenir un pilier de souveraineté énergétique et un catalyseur de compétitivité, à condition de l’inscrire dans une trajectoire claire et soutenable». Le Maroc a les ressources, les partenaires et la volonté pour réussir ce pari. Reste à transformer cette équation stratégique en une réalité opérationnelle.
Sanae Raqui / Les Inspirations ÉCO