Financer un film, telle est la grande difficulté de tout porteur de projet dans le monde. Mais au Maroc, la situation semble encore plus complexe et plus ambiguë. Quand beaucoup se plaignent de la qualité des films marocains, il paraît judicieux de se demander comment ces films se font et dans quelles conditions. Une chose est sûre, le film national touche le fond et dans l’indifférence générale. De plus, le Fonds d’aide accordé par le ministère de la Communication et de la culture géré par le Centre cinématographique marocain est quasiment en panne. Surtout depuis l’avènement du nouveau gouvernement.
«Nous vous avons adressé différentes relances et courriers concernant les retards dans les versements des tranches de l’avance sur recettes. Vous avez pris la décision politique d’ignorer les organisations professionnelles et vous restez inertes face à la situation désastreuse de plusieurs sociétés de production à cause des retards des versements. Face à votre immobilisme, le bureau exécutif de la Chambre marocaine des producteurs de film a décidé de recourir à toutes les actions constitutionnelles et légales pour mettre fin à cette situation», précise le courrier de la Chambre marocaine des producteurs de films adressé, le 16 novembre, au ministère de la Communication et de la culture.
Les producteurs menacent même de réagir s’il n’y a pas de réponse d’ici le 30 novembre, date à laquelle plus de 150 professionnels se donneront rendez-vous dans les locaux du ministère. Ils veulent informer l’opinion publique nationale et internationale, à la veille de l’ouverture du Festival international du film de Marrakech, sur la situation désastreuse des producteurs marocains due à une défaillance politique. Pourtant le cahier des charges est clair : «l’aide est accordée à l’ensemble de la production d’un film et prend les formes suivantes : soit l’avance sur recettes pour les longs et courts métrages, avant et après production, présentés par les sociétés de production de films marocaines, soit la contribution financière à l’écriture et à la réécriture de scénarii de films de longs et de courts métrages, soit une prime à la qualité aux films de longs et de courts métrages ayant bénéficié d’une avance sur recettes avant production». Même s’il y a un réel problème de fonctionnement dans les trois formes d’aide, c’est vraiment la première qui pose problème. Depuis plusieurs mois, les retards s’allongent et les avances tardent à voir le jour. Or le tournage d’un film n’est censé commencer que si la première tranche est versée, idéalement 15 jours, voire un mois avant le tournage, ce qui est rarement le cas.
Avance sur recette : qu’est-ce que c’est ?
Le budget alloué à la production cinématographique est de 60 MDH par an. Une commission composée de «onze membres dont cinq appartenant au monde culturel et artistique ayant une affinité certaine avec le domaine du cinéma et n’étant membre d’aucune organisation professionnelle de la production cinématographique, trois membres ayant les compétences nécessaires pour évaluer le budget d’un film, choisis parmi les professionnels et trois membres représentant le ministère de tutelle, le ministère chargé des Finances et le Centre cinématographique marocain» se réunit trois fois par an en janvier, mai et septembre. Chaque session «dispatche» plus ou moins 20 MDH à des porteurs de projets selon des critères bien précis et selon quatre tranches : 25% avant le début du tournage, 25% à la première semaine de tournage, 25% en fin de tournage et 25% à la livraison du film.
«Les ressources du fonds d’aide proviennent essentiellement d’un pourcentage de la taxe sur la publicité audiovisuelle du Fonds pour la promotion du paysage audiovisuel national ainsi que de 5% de la taxe parafiscale sur les spectacles cinématographiques sous forme de supplément sur les billets d’entrée en salle de cinéma. La gestion du Fonds d’aide est assurée par le Centre cinématographique marocain (CCM)», précise le cahier des charges.
Ce système permet de suivre l’affectation des fonds d’un film, justificatifs à l’appui. «C’est relativement facile. J’ai fait partie du fonds d’aide à quatre reprises, notamment lorsque l’ancienne formule était en vigueur et que les gens ne venaient pas défendre leur projet. Au sein de la commission actuelle, il y a des membres spécialisés dans la production qui ont la capacité d’évaluer le projet. Le porteur de projet avec son scénario et sa note d’attention, donne son budget, souvent surévalué», précise Mohamed Laroussi, chroniqueur et critique cinéma qui a fait partie de la commission pendant des années. «On reçoit 20-30 projets, on en retient 4 à 6 selon des critères très rigoureux. On estime le budget présenté par le porteur du budget. La loi oblige la commission à verser les 2/3 dudit budget. Le 1/3 restant doit être apporté par le porteur du projet. Malheureusement, la plupart du temps, le film est réalisé avec seulement les 2/3», continue la même source qui estime que les torts sont partagés puisqu’il s’agit d’une aide qui n’est, d’ailleurs, valable que si le porteur de projet a déjà le tiers de la somme avant le tournage, ce qui permettrait audit tournage de commencer, mais la réalité est tout autre. «Je viens de terminer le tournage de mon deuxième film de l’année, je n’ai toujours rien reçu alors que je devrais être en train d’attendre la 3e tranche», raconte la productrice Rachida Saadi, qui est en train de boucler le tournage du film de Mohamed Mouftakir pour lequel elle n’a rien reçu non plus. «Si un producteur n’a pas d’argent propre, il ne peut pas faire de film. Il est vrai qu’on nous demande le tiers mais le tiers part déjà dans les frais généraux, les salaires, la décoration», confie celle qui a dû puiser dans ses réserves pour régler la régie, les décors, les ouvriers etc… «Les techniciens ont reçu des chèques qu’ils ne peuvent pas déposer. Je suis désolée pour ces techniciens qui font vivre leur famille avec cet argent. J’ai des techniciens qui ont jusqu’à 6 à 7 chèques en attente ! C’est honteux. Idem pour les comédiens. Comment travailler dans ces conditions ?».
La source d’un problème de «fond»
«Les retards sont de plus en plus pesants depuis le nouveau gouvernement. On se renvoie la balle entre le CCM et le ministère. Le ministère n’a pas débloqué de fonds. Quand la commission décide de donner tant d’argent à une maison de production, les fonds doivent être disponibles. Pourquoi donner quelque chose qui n’existe pas ?», accuse Rachida Saadi, qui se souvient du temps où l’argent était déposé au CCM. Ce dernier le gérait et les formalités étaient plus fluides. «Maintenant, le CCM reçoit l’argent au compte-gouttes. J’en suis à mon 4e long métrage, je n’ai jamais reçu les tranches à temps», continue la productrice qui voit un mur se dresser devant elle. Malgré les nombreuses relances de l’association des producteurs de film, le ministère n’a donné, jusqu’alors, aucune explication. «J’ai 50 techniciens, ce sont 50 familles ! Les hôtels, les locations de voiture,.. on sauve des villages. Ce village était dans l’oubli, tous les villageois travaillent, on loue leurs maisons, on fait travailler les maris ! Le cinéma est un vecteur de développement mais ils ne s’en rendent pas compte, pourquoi le bouder? Nous sommes une entreprise qui est en train de couler». Khadija Alami, productrice marocaine travaillant à l’international, fait face au même problème. Son long métrage attend le troisième versement depuis 2015 alors qu’il a été primé et a fait le tour des festivals du monde. «La seule explication qu’on nous donne, c’est que l’argent n’est pas encore arrivé du Trésor», confie la productrice avant d’ajouter : «je crois qu’il y a un cumul de retards depuis un certain nombre d’années qui a provoqué un «bouchon». Chaque année, l’argent sert à parer au plus urgent. Nous qui avons déjà livré nos films, même si nous avons des dettes, nous ne sommes pas prioritaires. Entre quelqu’un qui est bloqué en plein tournage et quelqu’un qui a déjà livré mais qui se retrouve au bout du rouleau, il faut sauver le premier pour que le tournage ne s’arrête pas».
Pourtant, les tournages s’arrêtent. Celui du réalisateur Adil Fadili en est le parfait exemple. Pour son premier long métrage, le réalisateur a trouvé une astuce pour contourner le problème mais est-ce vraiment la solution? «Entre les tranches, il y a beaucoup de temps d’attente. La plupart des films marocains se font avec les deux premières tranches !», confie le réalisateur d’un film ambitieux, un film d’époque tourné entièrement en studio. «J’ai décidé de tourner selon les quatre tranches : chaque tranche, je tourne. Donc 4 prépas et 4 tournages. Heureusement que j’avais des acteurs qui portaient le film avec eux. Ils m’ont suivi. C’était le seul moyen de faire le film comme je voulais au lieu de me contenter de faire mon film avec une seule tranche et faire n’importe quoi». Un choix cornélien, entre film bâclé et film fait selon des versements qui tardent à venir.
Pour Mohamed Laaroussi, «il s’agit d’un combat de coqs, d’une négociation permanente». Naïvement, je pensais qu’à partir du moment où la commission accordait l’argent à un film, il existait. Mais ce n’est pas le cas. Il existe virtuellement. Il est budgétisé et c’est le ministère qui négocie avec la Caisse générale. Nabil Benabdellah (ex-ministre de la Communication), par exemple, se battait à chaque fois avec le ministère pour que «l’argent soit mis à disposition», continue ce dernier qui soutient que le ministre de la Communication gère le fonds qu’il reçoit du ministère des Finances. Selon le critique de cinéma, il y a eu des ministères un peu plus téméraires qui ont su se battre pour obtenir l’argent des finances. «On sent une certaine léthargie. On se contente d’attendre. Je ne jette la pierre à personne, ni au CCM, qui ne contrôle pas, qui ne fait qu’attendre, ni au ministère de la Communication, qui est notre tutelle et qui ne contrôle pas non plus. Il y a toute une chaîne de commande qui fait que l’argent arrive ou n’arrive pas. Il faut revoir tout le système et d’élaborer une autre stratégie», confie Khadija Alami.
Vers quelle solution ?
Selon la plupart des producteurs, ce n’est pas le système des tranches qui pose problème. Dispatcher et contrôler les dépenses est louable vu que plusieurs fuites et dépassements ont été remarqués. «Je pense que c’est une bonne méthode quand tout roule. Je ne suis pas contre les quatre tranches. Au lieu de donner à 10 films, peut-être se concentrer sur 3 ou 4 films. C’est très complexe», explique Khadija Alami, qui a déjà reçu, il y a plusieurs années de cela les tranches à temps. «L’initiative est louable, il n’y a pas beaucoup de pays qui allouent un budget pareil à des films. Il s’agit d’un budget d’avances sur recettes mais comme le film marocain ne fait pas de recettes à part quelques exceptions, nous ne sommes pas poursuivis par l’État pour rembourser l’argent. C’est un miracle. Dans d’autres pays, on rembourse l’État !», continue la même source.
Pour l’ex-membre de la commission du fonds d’aide, le bilan est moins positif : «je pense réellement que les finances ont un mépris pour le secteur ! Qu’est-ce que 60 MDH dans le budget total de l’État ?». Pour le réalisateur Adil Fadili, c’est tout le système de la commission qui est à revoir. «Je ne sais pas si on donne le fonds d’aide pour les scénarios ou pour la vision du film ! Il faudrait savoir». Un très bon scénario avec un mauvais réalisateur donnera un mauvais film. Un scénario moyen avec un bon réalisateur donnera un bon film. Aujourd’hui, on voit des personnes qui ont déjà reçu le fonds d’aide 4 ou 5 fois et ils n’arrivent pas à démarrer. La commission doit revoir la façon dont elle traite les dossiers et mettre en avant les méritants. C’est comme cela que ça se passe ailleurs. Dans l’art, il n’y a pas de démocratie. Entre démocratie et anarchie, le chemin est long. Le secteur souffre à tous les niveaux et le film marocain semble déjà être condamné avant même de naître. Y a-t-il un problème de financement de la part de l’État, des lacunes d’accompagnement de la part du CCM, des soucis de transparence et d’honnêteté de la part des porteurs de projets ? Le débat est ouvert. Reste à savoir s’il y a une réelle volonté d’en débattre.