Perspectives : une croissance au pied d’argile

Portée par l’activité non agricole, la croissance économique s’est établie à 3,8% en 2024. Mais à la lecture du rapport annuel de Bank Al-Maghrib, présenté par Abdellatif Jouahri devant le Souverain, à l’occasion de la Fête du Trône, la croissance de 2024 repose en grande partie sur l’investissement.
En apparence, 2024 marque le retour d’un certain entrain économique. À la sortie de plusieurs épisodes inflationnistes, la consommation des ménages a tenu bon et la politique monétaire a retrouvé une certaine marge de manœuvre. En s’émancipant de sa dépendance à l’activité agricole, l’économie, dont le potentiel est bridé depuis quelques années par le stress hydrique, retrouve un semblant de croissance.
Mais à la lecture du rapport annuel de Bank Al-Maghrib, présenté par Abdellatif Jouahri devant le Souverain, à l’occasion de la Fête du Trône, cet exercice, qui devait marquer une transition, suggère plutôt une croissance bâtie sur un pied d’argile. En effet, l’économie nationale crée peu d’emplois, tandis que les disparités territoriales, déjà pointées par le Roi Mohammed VI dans son discours, ne cessent de s’aggraver.
A cet égard, la croissance nationale s’est établie à 3,8%, un niveau supérieur à celui de l’année précédente. Cette performance masque cependant une contraction de 4,8% de la valeur ajoutée agricole, lourdement affectée par une nouvelle année de sécheresse. Ce sont les secteurs non agricoles, en hausse de 4,5%, qui ont soutenu l’activité, avec des contributions notables des industries manufacturières et extractives, du commerce et surtout du BTP, alimenté par de vastes chantiers d’infrastructure engagés dans la perspective du Mondial 2030. Mais la conjoncture n’explique pas, à elle seule, la reprise observée.
L’investissement global a progressé de près de 11 %, traduisant au passage un recentrage stratégique sur les dépenses liées à l’adaptation climatique et à la préparation des échéances internationales prévues à l’horizon 2030. Formulé autrement, le Maroc a investi à défaut de produire.
Pouvoir d’achat en soutien
La demande intérieure est plutôt bien orientée. La consommation des ménages a progressé de 3,2%, un rythme notable au regard du contexte. Cette évolution s’explique d’abord par le niveau élevé des transferts en provenance des Marocains résidant à l’étranger, qui ont continué de soutenir les revenus. Elle tient aussi à la hausse des salaires dans la fonction publique, décidée dans le cadre du dialogue social. S’y ajoutent les aides sociales directes ayant contribué à amortir les chocs subis par les ménages les plus vulnérables.
Dans la foulée, l’inflation a connu un net repli. Après deux années marquées par de fortes tensions sur les prix, la consommation s’est contenue à 0,9% au terme de l’exercice 2024. Un répit bienvenu, nourri à la fois par l’apaisement des tensions extérieures ainsi que par les mesures de régulation adoptées sur le plan national. Profitant de cette acalmie, Bank Al-Maghrib a desserré son dispositif monétaire.
L’institution a réduit son taux directeur à deux reprises, pour le ramener à 2,5%. Fidèle à sa politique accommodante, la banque centrale a poursuivi ses injections de liquidités hebdomadaires, tout en maintenant ses programmes de refinancement à plus long terme. L’intervention de BAM a eu pour corollaire la baisse des taux débiteurs qui ont diminué en moyenne de 28 points de base, mais sans pour autant relancer franchement la distribution du crédit.
Croissance non inclusive
La croissance retrouvée n’a pas suffi à restaurer pleinement le marché de l’emploi. Le pays a certes créé 82.000 postes en 2024, mais ces gains restent loin des besoins démographiques. Depuis 2019, près d’un million d’emplois agricoles ont été perdus, un déficit que les secteurs non agricoles peinent à combler.
Cette fragilité est d’autant plus préoccupante que plus de 275.000 jeunes débarquent chaque année sur le marché du travail. Selon les statistiques fournis par l’autorité monétaire, le taux de chômage culmine à 13,3%. Pire, le taux d’activité globale demeure faible à 43,5%, et tombe à 19,1% auprès des femmes. La croissance, même lorsqu’elle est positive, ne parvient toujours pas à être inclusive.
Sur le front budgétaire, le gouvernement a poursuivi sa trajectoire de consolidation, amorcée après la pandémie. Le déficit a été réduit à 3,9% du PIB, malgré la pression exercée par la revalorisation des salaires de la fonction publique et l’extension des dispositifs d’aide sociale.
Ce résultat s’explique en partie par une performance remarquable des recettes fiscales, mais également sous l’effet combiné de l’élargissement de l’assiette fiscale, l’amélioration du recouvrement, et principalement du fait du succès enregistré par la dernière opération d’amnistie fiscale. Cela porte la dette publique directe à 67,7% du PIB. Côté balance des paiements, malgré un déficit commercial toujours élevé à 19,1% du PIB, les comptes extérieurs sont restés globalement maîtrisés. Les exportations ont progressé de 6,1%, portées par les ventes de phosphates et de produits automobiles, tandis que les importations ont crû légèrement plus vite, dopées par les biens d’équipement et de consommation.
Les recettes de voyage ont atteint un nouveau sommet à 112,5 milliards de dirhams. Les transferts des Marocains de l’étranger, en hausse à 119 milliards, ont permis de stabiliser le déficit courant autour de 1,2% du PIB. Les investissements directs étrangers, en augmentation à 44 milliards, contribuent à renforcer les réserves de change, désormais équivalentes à 5 mois et 9 jours d’importations.
Prudence
Pour ce qui est de la politique de change, la prudence demeure le mot d’ordre. Le taux de change du dirham est resté stable tout au long de l’année, évoluant à l’intérieur de la bande de fluctuation sans intervention de la Banque centrale. Cette stabilité reflète à la fois le renforcement des fondamentaux macroéconomiques et l’orientation prudente de la politique de change.
Dans ce contexte, Bank Al-Maghrib affirme poursuivre ses efforts de réforme, notamment en approfondissant le marché interbancaire des instruments dérivés. Cette stabilité monétaire a contribué à un climat de confiance sur les marchés financiers.
À la Bourse de Casablanca, le regain d’optimisme s’est traduit par une hausse de l’indice MASI de 22,2 %, après déjà 12,8 % en 2023. Une performance qui a propulsé la valorisation des entreprises cotées à des niveaux élevés. Mais cette euphorie n’a pas suffi à inciter davantage de sociétés non cotées à franchir le pas. Une seule introduction en bourse a été enregistrée, signe que le marché continue de séduire davantage les investisseurs que les émetteurs.
La rentabilité financière semble retrouver des couleurs, mais l’accès au financement reste encore trop centralisé et peu adapté aux spécificités des PME.
Un crédit sur douze en situation de défaut
En 2024, l’encours du crédit bancaire a progressé de 4,4 %, pour atteindre 1.164,6 milliards de dirhams, soit 72,9% du PIB. Une dynamique en léger recul par rapport à 2023 (5,3%), mais supérieure à la moyenne des cinq années ayant précédé la crise sanitaire.
Le ralentissement s’explique principalement par la baisse des prêts aux sociétés financières, en hausse de 13,8% contre 20,1% un an plus tôt, ainsi que par le fléchissement du crédit au secteur non financier, limité à 2,6%. Les entreprises publiques enregistrent une contraction marquée, notamment sur les prêts à l’équipement (–10,4%) et les facilités de trésorerie.
Du côté des ménages, la progression du crédit reste modeste (+1,7%), affectée par un repli de 3,7% des prêts aux entrepreneurs individuels. Les crédits à la consommation s’accélèrent, ceux à l’habitat ralentissent légèrement.
En parallèle, les créances en souffrance continuent de croître. Elles atteignent 97,5 milliards de dirhams, en hausse de 2,8 %. Près d’un crédit sur dix est désormais en défaut, avec des taux de 10,4% pour les ménages et 12,6% pour les entreprises privées. Cette situation incite les banques à renforcer leur couverture à hauteur de 68,8%.
Ayoub Ibnoulfassih / Les Inspirations ÉCO