Dirigeants d’entreprises : le quitus, un mauvais rempart juridique ?

Alors que les AGO se multiplient, une analyse juridique démontre que le quitus de gestion, rituel annuel, offre une protection bien plus faible que présumée contre les actions en responsabilité. Détails.
En cette période d’Assemblées générales ordinaires annuelles (AGOA) des sociétés ayant clôturé leur exercice au 31 décembre 2024, un certain nombre de questions reviennent souvent. Entre autres, la résolution accordant le quitus de gestion aux dirigeants revient comme un rituel immuable.
Pourtant, selon Fahd El Mjabber, managing partner chez Capital experts, cette pratique relève d’une «tradition» juridiquement fragile. Analysons comment il démontre que le quitus ne constitue ni un bouclier contre les actions en responsabilité, ni une stratégie défendable. Pourquoi ? Et que faire à la place ?
L’illusion libératoire du quitus
La prétendue valeur libératoire du quitus repose sur une interprétation trompeuse du Code des obligations et contrats (DOC) marocain. L’article 879 établit en effet la relation dirigeant-actionnaire comme un contrat de mandat, tandis que l’article 927 suggère qu’un quitus pourrait valoir ratification tacite des actes du mandataire, y compris ceux excédant ses pouvoirs. Une apparente légitimation qui nourrit une confusion dangereuse chez les dirigeants, comme le souligne Fahd El Mjabber, dans une récente publication : «Si vous comptez revendiquer le quitus […] comme argument contre la mise en cause de votre responsabilité […], votre argument ne saurait prospérer.»
En réalité, les lois spéciales – primant sur le DOC – invalident radicalement cette illusion. L’article 354 de la loi 17-95 sur les SA et l’article 67 de la loi 5-96 sur les SARL stipulent identiquement qu’«aucune décision de l’assemblée générale ne peut éteindre une action en responsabilité contre les administrateurs [ou gérants] pour faute commise».
Les conséquences sont implacables : le quitus reste juridiquement inopérant pour immuniser les dirigeants contre des poursuites pour faute de gestion, d’autant que le délai de prescription de l’action en responsabilité s’étend sur cinq ans (voire vingt ans en cas de crime), indépendamment de son vote en assemblée.
Pourquoi invoquer le quitus est une stratégie perdante
Invoquer le quitus comme stratégie défensive relève d’une triple erreur tactique. Premièrement, il induit un faux sentiment de sécurité. Les dirigeants croient à tort que ce vote les immunise, alors qu’il ne couvre ni les fautes lourdes (détournement, conflit d’intérêts) ni les actes ultra vires (dépassement de pouvoirs), et la jurisprudence marocaine annule régulièrement les quitus adoptés sans examen sérieux des comptes.
Deuxièmement, cette focalisation détourne l’attention des obligations légales impératives des AGOA, exposant à un risque majeur d’annulation de l’assemblée elle-même. Rappelons que tout manquement expose [l’AGO] au risque d’annulation et les dirigeants […] au risque de sanctions, notamment sur le délai strict de tenue (6 mois post-clôture, soit avant le 30 juin 2025 pour l’exercice 2024), la régularité des convocations, ou la complétude des documents soumis (états de synthèse, rapport de gestion, PV, rapport du CAC).
Troisièmement, cette pratique affaiblit la gouvernance en minimisant l’importance cruciale de l’approbation des états financiers et du rapport de gestion – seuls documents opposables aux tiers et garants de la transparence exigée
par les investisseurs et le tribunal.
Quelle est l’alternative ? Les stratégies robustes
Face à l’inefficacité du quitus, les dirigeants doivent adopter des stratégies fondées sur la prévention documentée et le strict formalisme légal. Voici les quatre piliers d’une défense relativement robuste.
Le premier consiste à documenter la diligence raisonnable. Cela constitue un véritable bouclier juridique et implique d’annexer systématiquement au rapport de gestion les éléments justifiant les actes potentiellement contestables (décisions d’investissement, contrats sensibles, gestion de crise), et de consigner par écrit les avis du commissaire aux comptes (CAC) ou des comités spécialisés (audit, risques). Une traçabilité qui crée une preuve irréfutable de la rationalité des choix opérés.
Le deuxième pilier consiste à transformer l’AGO en outil de preuve. Cela exige une refonte des résolutions. Le rapport de gestion doit détailler explicitement la conformité des actes de gestion aux intérêts sociaux, au-delà des simples états financiers. Les votes doivent être segmentés : approbation distincte des comptes annuels, octroi d’une décharge financière (à ne pas confondre avec le quitus de gestion), et ratification ciblée d’actes spécifiques (ex : opérations avec parties liées).
Une granularité qui isole les risques et renforce la légitimité.
Le troisième pilier est le respect scrupuleux des formalités légales. Celui-ci est non-négociable, avec des variations entre SA et SARL. Pour les convocations, les SA imposent des délais stricts (15 à 30 jours avant l’AGO), tandis que les SARL bénéficient d’une souplesse relative mais sous contrainte impératives.
Rappelons que les documents à fournir diffèrent : états de synthèse et rapport du CAC sont obligatoires en SA ; en SARL, le rapport du CAC dépend des seuils légaux. Le dépôt au greffe du tribunal exige en toutes circonstances le PV d’assemblée, les états de synthèse et, le cas échéant, le rapport du CAC.
Le quatrième pilier consiste à s’appuyer sur le CAC. Cela est décisif. Son rapport, obligatoire dans les SA et les SARL dépassant certains seuils, sert de preuve d’alerte indépendante. Son dépôt au greffe valide non seulement la régularité comptable, mais aussi la cohérence globale de la gestion, renforçant ainsi la crédibilité des dirigeants face aux actionnaires et à la justice. Une approche proactive qui substitue au rituel vain du quitus une gouvernance par la preuve, où chaque décision est justifiée, chaque formalité respectée, et chaque risque anticipé par des documents opposables.
Du rituel à la culture de la preuve
En définitive, le quitus de gestion relève d’un «légalisme incantatoire» sans portée juridique réelle. Son invocation aggrave même les risques en créant une illusion de protection. La stratégie gagnante ? Substituer au quitus une gouvernance par la preuve, notamment la transparence, via des documents exhaustifs, la conformité aux procédures d’AGOA, et la traçabilité des décisions dans le rapport de gestion.
En cas de litige, seul un dossier documenté prouvant l’absence de faute ou la régularisation des actes litigieux offrira une défense solide. Soulignons que la relation mandant-mandataire impose moins des formules de circonstance que des actes responsables et vérifiables, l’ère de la gouvernance transparente étant incompatible avec les totems juridiques.
Bilal Cherraji / Les Inspirations ÉCO