Géoéconomie : Hubert Védrine démonte les fables du nouvel ordre mondial

Dans son analyse des rapports de force contemporains, l’ancien ministre français défend une stratégie lucide comme réponse aux recompositions des marchés mondiaux. Une posture qui, selon lui, sied parfaitement au Maroc dans un monde où l’incertitude devient la règle.
«Détrompez-vous. Donald Trump n’est pas isolationniste», lance d’emblée Hubert Védrine, installé aux côtés d’une trentaine de chefs d’entreprise autour d’une vaste table ovale, vendredi dernier, au siège de la CGEM à Casablanca. D’un ton calme mais relativement ferme, l’ancien ministre français des Affaires étrangères déroule un diagnostic lucide des rapports de force internationaux. Invité par le patronat à décortiquer les incertitudes géopolitiques d’un monde en décomposition, Hubert Védrine ne se contente pas d’un survol académique. Issu d’une formation en histoire et en droit, ancien secrétaire général de l’Élysée sous Mitterrand, il est reconnu pour sa pensée réaliste, parfois qualifiée de gaullo-mitterrandienne. Parmi les premiers à théoriser un «monde apolaire», c’est-à-dire privé de puissance dominante depuis la fin de la guerre froide, il s’est toujours montré critique envers ce qu’il appelle l’«angélisme occidental».
Son propos, articulé autour de ce qu’il nomme le «choc Trump», alerte sur une rupture profonde dans les fondations du multilatéralisme. Le trumpisme, selon lui, n’est pas une parenthèse, mais un tournant structurel. Il se fonde sur une contestation des dogmes de la mondialisation heureuse, née après l’effondrement soviétique et nourrie de certitudes occidentales sur leur victoire définitive. Cette phase, affirme-t-il, a produit une mondialisation à l’américaine, porteuse d’inégalités criantes, qui ont engendré des insurrections électorales dans les démocraties libérales. C’est dans ce terreau qu’a germé Trump.
Bascule idéologique
Aux yeux de Védrine, l’erreur est d’assimiler Trump à un président replié sur lui-même. Bien au contraire, il incarne un mercantilisme agressif qui vise à maximiser les exportations, réduire les importations et démanteler les alliances devenues, dans sa rhétorique, autant de fardeaux inutiles. Les pays en excédent commercial, même alliés, sont désormais vus comme des parasites.
Cette bascule idéologique, estime Védrine, est plus qu’un changement de style. Elle constitue une rupture avec l’ère de l’OMC triomphante, du libre-échange érigé en dogme, et d’un multilatéralisme devenu pour Washington, un frein. «Trump n’a pas abandonné le monde; il entend simplement le redéfinir selon les seuls intérêts des États-Unis».
Ainsi, à l’ancienne doctrine d’exportation des valeurs s’est substitué un rapport de force décomplexé, dans lequel le droit international cède la place au bilatéralisme musclé. La sidération suscitée par cette nouvelle grammaire diplomatique, observe Védrine, mérite qu’on s’y attarde.
Pour y répondre, il convoque l’histoire longue des États-Unis. Un pays brutal, dit-il, fondé sur des expansions successives – achat de la Louisiane, guerre du Mexique, déplacement forcé des Indiens – qui n’a jamais été véritablement isolationniste. À ses yeux, les références à George Washington ou à la doctrine Monroe ne doivent pas masquer cette dynamique d’expansion permanente, souvent sous couvert de protection.
Dans cet ordre-là, Trump ne fait qu’exprimer une continuité brutale, à savoir celle d’une Amérique qui refuse toute remise en cause de sa suprématie. L’obsession de contenir la Chine, la guerre commerciale, le rejet des règles multilatérales, le retrait d’accords climatiques ou sanitaires – tout obéit à cette logique. Et ce repli stratégique n’épargne personne. Pas même l’Europe, reléguée au rang de spectatrice, obligée de composer avec ses propres désaccords internes, notamment sur la défense et l’énergie. La crise ukrainienne, évoquée en filigrane, sert de révélateur.
Là encore, l’ancien ministre français souligne combien l’arrogance des années 1990 a occulté les mises en garde des réalistes d’alors, de Kissinger à Brzezinski, qui prônaient une neutralité de l’Ukraine. Loin de défendre l’agression russe, il rappelle simplement que les enchaînements diplomatiques ont souvent manqué de vision stratégique. Dans ce cadre, l’Europe se retrouve à la merci de décisions américaines qui, selon lui, ne visent plus à protéger, mais à optimiser leurs propres intérêts.
«Choisir son camp»
Dans cette recomposition mondiale, le Maroc ne figure pas parmi les cibles directes du trumpisme. Hubert Védrine le rappelle : «Le Royaume ne souffre ni d’un excédent commercial avec les États-Unis, ni d’une position stratégique menaçante».
Mieux encore, il bénéficie d’un regard plutôt favorable de la part de Washington, dans un climat où les alliances traditionnelles sont constamment remises en cause. Mais cette relative stabilité ne signifie pas que le Maroc soit à l’abri des effets indirects. La fragmentation des chaînes de valeur mondiales, les tensions sino-américaines ou encore la régionalisation des échanges peuvent fragiliser certains projets industriels ou ralentir des investissements. Le Royaume, qui a su capter ces dernières années un flux croissant de capitaux internationaux, pourrait être confronté à des arbitrages plus serrés dans la reconfiguration des échanges mondiaux.
Dans cette équation complexe, Védrine invite les chefs d’entreprises et industriels à faire preuve d’agilité. Le Maroc, dit-il, a tout intérêt à poursuivre sa politique d’ouverture en ménageant ses partenariats multiples. Entre Washington, Pékin, Bruxelles ou Riyad, le Royaume peut faire valoir son statut d’interlocuteur fiable, sans être contraint de choisir son camp. Plus encore, le Moyen-Orient constitue une zone de vigilance. L’implication du Maroc dans les accords d’Abraham, soulignée avec finesse par l’ancien ministre, demeure porteuse d’opportunités, à condition que les équilibres régionaux ne basculent pas dans l’irréparable.
Dans l’hypothèse, peu probable mais pas impossible, d’un rééquilibrage des relations entre Israël, l’Arabie Saoudite et l’Iran sous impulsion trumpiste, le Maroc pourrait tirer bénéfice de sa position singulière. À l’inverse, une déflagration prolongée du fait de la guerre de Gaza fragiliserait ses marges de manœuvre. Au fil des échanges avec les chefs d’entreprise, Védrine revient sur le lien franco-marocain, qu’il qualifie d’unique dans le paysage post-colonial. Ce partenariat repose, selon lui, sur une continuité historique rare, malgré les crispations.
Rôle-pivot
Pour l’Europe, la redéfinition de son rôle dans l’échiquier mondial passe par un retour pragmatique vers l’Afrique. Le Maroc, à cet égard, peut jouer un rôle-pivot, à condition d’éviter les slogans creux sur l’intermédiation.
«Ce n’est ni la posture ni le discours qui importent, mais l’ancrage, à travers le maillage bancaire, les projets structurants, sans oublier les coopérations religieuses ou culturelles», une logique de complémentarité et de co-développement que le Royaume prône vis-à-vis de ses partenaires africains.
Encore faut-il que les partenaires européens, au premier rang desquels la France, traduisent cette proximité en stratégie assumée. La convergence des instruments, l’accès aux financements comme ceux de Proparco, et la reconnaissance explicite du rôle du Maroc en Afrique subsaharienne restent à concrétiser.
Dans ce contexte, Védrine appelle à un réalisme de bon sens, affranchi des postures moralisatrices et des réflexes de repli.
Ayoub Ibnoulfassih / Les Inspirations ÉCO