Traditions : la table marocaine, un festin chargé d’histoire

Chaque soir du mois de ramadan, les tables se parent de mets emblématiques, témoins d’un héritage culinaire séculaire. Harira fumante, chebakias dorées, dattes sucrées et autres délices composent un tableau gustatif où chaque élément a son importance. Mais au-delà du simple plaisir des papilles, ces mets portent en eux une histoire, une mémoire collective qui fait de la table ramadanesque un véritable pont entre passé et présent.
Lorsque le soleil se couche et que l’appel à la prière retentit, une véritable cérémonie gastronomique s’ouvre dans les foyers marocains. Au centre de cette tradition, des plats incontournables, hérités d’un savoir-faire ancestral. La rupture du jeûne débute traditionnellement par la consommation de dattes accompagnées d’une gorgée de lait.
Ce geste, inspiré des pratiques prophétiques, n’a rien d’anodin, les dattes, riches en sucres naturels et en minéraux, fournissent une source d’énergie immédiate après une journée de privation, tandis que le lait réhydrate l’organisme et prépare l’estomac au repas à venir. À travers cet acte simple, c’est un lien spirituel et historique qui se perpétue.
Harira, la soupe de la rupture du jeûne
Plat emblématique du mois béni, la harira est bien plus qu’une simple soupe : elle est un symbole de réconfort, d’énergie et de convivialité.
«La harira est une soupe traditionnelle marocaine d’origine berbère, considérée comme un repas complet durant tout le mois de ramadan», explique Kamal Rahal Essoulami dans son «Étude exploratoire sur le secteur du tourisme gastronomique au Maroc» (2021).
Servie avec des dattes, des œufs durs et des pâtisseries comme la chebakia, elle occupe une place centrale sur les tables marocaines au moment de la rupture du jeûne. Si la harira fassia, originaire de Fès, est sans doute la plus connue avec son ajout de riz et d’œufs battus, d’autres variantes existent à travers le pays.
À Marrakech, la harira m’rakchia se distingue en remplaçant le riz par de la vermicelle ou de l’orge concassé, offrant une texture différente. Dans la région du Souss, certaines versions intègrent de la farine d’orge, plus rustique, et sont parfois agrémentées d’herbes spécifiques comme la marjolaine (mardadouch) ou la sarriette (salmia).
«Elle aide le jeûneur à récupérer rapidement des forces après une journée de jeûne», note Kamal Rahal Essoulami. Traditionnellement préparée à base de tomates, pois chiches, lentilles et viandes (bœuf ou agneau), elle est parfumée de céleri, coriandre, persil et d’un mélange d’épices comprenant curcuma, gingembre et smen (beurre rance), qui lui confèrent son goût unique. Souvent accompagnée d’un quartier de citron pour en rehausser les saveurs, la harira est souvent associée à des vertus digestives et apaisantes.
Moins évoqués, mais tout aussi essentiels, les œufs durs occupent une place singulière dans le ftour. Leur présence s’explique par leur richesse en protéines, mais aussi par leur dimension symbolique. Dans plusieurs cultures, l’œuf représente la fertilité et le renouveau, ce qui trouve un écho particulier durant le mois de ramadan.
Chebakia, douceur incontournable
Si la harira est la reine du ftour, la chebakia en est l’incontournable compagne. «Considérée comme l’une des pâtisseries marocaines les plus répandues et appréciées, elle est reconnaissable à sa forme entrelacée et à son enrobage de miel et de graines de sésame», poursuit Kamal Rahal Essoulami.
Son histoire remonte à l’époque saadienne, période où le Maroc était un grand producteur de sucre de canne. La démocratisation du miel et du sucre a ainsi permis de populariser cette douceur, autrefois considérée comme un luxe réservé à l’élite.
Aujourd’hui, chaque région du Maroc en propose une version distincte, agrémentée de poudre d’amande à Fès, élaborée à base de farine d’orge dans le Sud, ou encore désignée sous diverses appellations selon les localités.
Dans de nombreuses familles, sa préparation est un véritable rituel, réunissant plusieurs générations autour du façonnage et de la friture. Bien qu’indissociable du mois sacré, elle est aussi présente lors d’autres célébrations, notamment les mariages et les fêtes religieuses.
Des influences andalouses encore présentes
La richesse de la table ramadanesque marocaine ne se limite pas aux seuls plats nationaux. Elle est aussi le fruit d’un métissage culturel, notamment avec la gastronomie andalouse.
L’ouvrage «La cocina en Al-Ándalus» rappelle l’héritage de huit siècles de tradition culinaire hispano-musulmane, encore perceptible aujourd’hui. «La cuisine historique andalouse est le produit d’un mélange entre la cuisine méditerranéenne greco-romaine et les innovations culinaires du monde islamique, comme la consommation de dattes ou l’usage d’épices raffinées.»
L’introduction d’aliments comme la canne à sucre, les agrumes ou encore les aubergines a durablement influencé la cuisine marocaine, notamment les douceurs de ramadan telles que les briwates farcies, le sellou, ou encore les batbout.
Baghrir, batbout et msemmen, la diversité du pain marocain
Le pain sous toutes ses formes est un pilier du ftour. Le baghrir, surnommé «crêpe aux mille trous», est un incontournable. Il se distingue par sa texture alvéolée qui capture le miel et le beurre, offrant une douceur appréciée après une journée de jeûne. Ses origines remontent aux traditions berbères, où il était préparé à base de semoule fine et cuit sur un tajine en terre cuite.
Cette crêpe spongieuse illustre l’adaptabilité de la cuisine marocaine, ayant traversé les siècles tout en conservant son essence.
Le batbout, pain moelleux cuit sur une plaque chaude, et le msemmen, une crêpe feuilletée souvent accompagnée de miel ou de fromage, illustrent la richesse du patrimoine boulangé marocain. Le msemmen, notamment, puise ses origines dans les influences andalouses et berbères. Préparé avec de la farine et de la semoule, il doit son feuilletage unique à une technique de pliage spécifique qui lui confère une texture croustillante à l’extérieur et fondante à l’intérieur.
Ces pains sont à la fois une source de satiété et une preuve de l’ingéniosité culinaire des Marocains, qui ont su varier les formes et les textures pour enrichir le ftour. Le msemmen, également appelé rghaif, est une crêpe feuilletée emblématique du Maghreb, largement consommée au Maroc, en Algérie et en Tunisie. Élaboré à partir d’un mélange de farine, de semoule, d’eau et de sel, il se distingue par sa texture feuilletée, obtenue grâce à un pliage méticuleux qui emprisonne de fines couches de matière grasse.
Ce procédé confère au msemmen une souplesse et un croustillant caractéristiques, qu’il soit dégusté nature, nappé de miel ou encore garni de préparations salées. Son appellation trouve probablement ses racines dans le verbe berbère «semneni», qui évoque l’action de superposer ou d’empiler, en référence à la technique de pliage qui le façonne. Une autre origine suggérée renvoie à l’arabe «semna», désignant le beurre, ingrédient clé qui lui confère sa texture fondante et son goût généreux.
Ces différentes influences linguistiques témoignent de l’ancienneté et du raffinement de cette spécialité, qui s’inscrit dans un héritage culinaire transmis de génération en génération.
Un art de la table raffiné
Outre les mets, l’art de la présentation joue un rôle essentiel dans la table ramadanesque. La harira est traditionnellement servie dans de la poterie de Safi, Salé ou encore de Zagora, où la célèbre poterie de Tamgroute se distingue par son émail vert caractéristique. Quant aux plats de service, ils oscillent entre des bols en porcelaine marocaine ornés de motifs traditionnels et la célèbre vaisselle chinoise dite «service du paon», où le rouge et l’or dominent.
Ainsi, chaque soir de ramadan, la table marocaine devient le reflet d’un héritage pluriséculaire, où les saveurs se mêlent aux traditions dans une harmonie parfaite.
Entre le velouté réconfortant de la harira, la douceur envoûtante de la chebakia et le feuilleté délicat du msemmen, le ftour célèbre bien plus qu’un simple repas, il incarne l’élégance du Maroc, cette alchimie subtile entre raffinement culinaire et générosité des cœurs. Car ici, plus qu’ailleurs, la cuisine est un art de vivre, une poésie qui se savoure autant qu’elle se partage.
Faiza Rhoul / Les Inspirations ÉCO