Culture

29e Salon international de l’édition et du livre. Souleymane Bachir Diagne : “Croire au destin, c’est croire au destin en homme et en femme d’action”

Souleymane Bachir Diagne
Philosophe

Le 10 mai, Souleymane Bachir Diagne a été élu à l’Académie du Royaume du Maroc. Le philosophe sénégalais est aussi membre des académies de Belgique, des États-Unis et du Sénégal. Il a enseigné plus de 20 ans à Dakar, où il a mis en place le cursus d’études philosophiques, avant d’accepter son actuel poste de professeur à la prestigieuse université de Columbia, à New York, en 2008. De cette élection marocaine, il a confié qu’elle l’honorait et lui donnait le sentiment personnel d’officialiser le fort lien affectif qu’il entretient avec le Royaume. Après un hommage rendu à son travail par le Salon international de l’édition et du livre (SIEL) de Rabat, puis une conférence sur le stand du CNDH, il a bien voulu revenir sur quelques passages de ses livres pour Les Inspirations ÉCO. Parmi ses nombreux ouvrages, citons «Comment philosopher en islam ?» (éd. du Panama, 2008, rééd. Philipe Rey/Jimsaan, 2014); avec Rémi Brague, «La Controverse: dialogue sur l’islam» (éd. Stock/Philosophie Magazine éditeur, 2019) ; et «De langue à langue. L’hospitalité de la traduction» (éd. Albin Michel, 2022).

Vous avez évoqué le célèbre épisode biblique de la tour de Babel, mais qui n’existe pas dans le Coran…
Dans cet épisode, non seulement le Seigneur détruit la tour, mais les hommes sont condamnés à avoir des langues différentes, il leur dit en substance : «Maintenant vous allez avoir des langues différentes, et vous ne pourrez jamais vous mettre ensemble à nouveau pour être aussi arrogant et défier Ma propre puissance». Ce grand récit biblique n’existe pas dans le Coran. Ce qui est rare. Souvent on le retrouve dans le Coran, avec la coloration particulière, la langue particulière, la perspective particulière que leur apporte notre religion islamique. Dans ce cas-ci, vous n’avez pas ce mythe de Babel dans le Coran.

En revanche, vous avez des éléments qui disent la même chose. Je cite souvent ce verset qui dit « Nous avons créé des nations et des tribus différentes afin que vous vous entre-connaissiez » (Cor. 49:13). Alors, pourquoi est-ce que je fais un rapprochement avec Babel ? Parce que c’est la même situation, décrite par l’anthropologie fondamentale : l’anthropologie coranique et l’anthropologie biblique. L’humanité n’est pas une, l’humanité ce sont des tribus et des nations, ce sont des différences, et il nous appartient maintenant, en tant qu’humains, de surmonter la fragmentation et de surmonter les différences pour nous entre-connaître. Tout se passe comme si Dieu nous avait créés dans la séparation dans nos tribalismes, dans nos oppositions tribales en nous disant vous avez la responsabilité éthique de faire humanité ensemble. Et c’est cela au fond la signification à la fois théologique, philosophique et éthique de la traduction. Comment faire humanité ensemble, à partir de nos différences ?

La traduction en serait-elle le moyen ?
Il ne s’agit pas d’essayer d’écraser tout dans une uniformisation coloniale. Vous vous demandez, par exemple, quelle serait la langue supérieure, la langue universelle, la représentation du logos, et vous demandez à tout le monde de s’aligner sur cette langue-là. Ça c’est le geste impérial de dire, la langue française est une vraie langue, vos dialectes méritent à peine le nom de langue, assimilez-vous à cette langue française.

Au contraire, la traduction nous dit que toutes les langues sont équivalentes. Toutes les langues ont la même dignité lorsqu’il s’agit de dire l’humanité. Chaque langue est l’expression complète et parfaite de l’humanité de son propre point de vue.

La langue des langues n’est aucune des langues qui se prétend universelle, c’est la traduction. Reconstituez votre humanité première après la catastrophe de Babel, reconstituer la langue que vous avez parlé ensemble, la langue adamique. Si Adam et Ève vous ont transmis une seule et même langue jusqu’au moment où vous l’avez perdue à cause de Babel, la manière de reconstituer cette langue ce n’est pas de se demander si cette langue c’est l’hébreu, le latin ou toute autre langue. C’est au contraire d’apprendre à nous entre-traduire et à nous reconstituer.

Dans votre livre «La Controverse…» avec Rémi Brague, celui-ci brandit son petit Houellebecq devant la traduction des mots islam ou muslim. Pourtant, lorsque vous citez Pascal parlant de soumettre la raison à la foi, Brague n’invoque plus Houellebecq. Sait-on pourquoi ?
Peut-être que Michel Houellebecq est une fréquentation qui n’allait pas dans le sens de son argument, et que c’est la raison pour laquelle, en effet, il a fait silence sur Houellebecq à ce moment précis de notre discussion [rires], face à Pascal.

Dans «Comment philosopher en islam ?», vous citez longuement Mohamed Iqbal et affirmez que son parcours chez les philosophes européens ne l’empêche pas de mettre Rûmî au-dessus de tous les autres. Mais vous arrivez à une indication qui peut paraître paradoxale aux lecteurs de Rûmî : Iqbal affirme que nous serions là pour construire notre égo, pour l’affirmer. Vous auriez un mot sur ce paradoxe ?
Oui, alors justement, c’est un moment philosophique central chez Iqbal et il écrit en effet dans sa poésie que l’humain doit pouvoir hausser son égo à un tel point qu’«avant de faire son destin, Dieu lui demande son avis». Ceci est absolument extraordinaire ! Et il faut comprendre cette parole. Ce qu’il est en train de nous dire à ce moment-là, c’est au fond sa lecture, à la fois théologique et philosophique, de la notion de Khilafat. L’idée que l’humain est calife de Dieu sur terre. Il lui donne toute sa force en disant que l’humain a précisément la mission de s’accomplir comme humain, et que l’humain pleinement accompli, ce n’est pas l’humain qui pense simplement que tout est déjà pré-écrit, qu’il n’y a rien à faire et qui a une idée fausse de la notion de prédestination. Iqbal travaille à cette idée selon laquelle croire au destin, c’est croire au destin en homme et en femme d’action. Les hommes et les femmes d’action sont ceux qui croient le plus au destin et à la capacité qui est la leur de transformer le cours des choses, le cours du monde. Et c’est dans ce sens-là qu’il dit que l’humain accompli, c’est non pas l’humain qui se perd dans l’océan, comme l’écrivent parfois les soufis. Non pas l’idée que nous sommes la goutte d’eau qui, dans le « fanâ’ », se perd dans l’océan, mais c’est un soufisme du « baqa’ », après le fanâ’, justement. Il s’agit alors de réaliser en soi les attributs seigneuriaux, reprenant ainsi la tradition prophétique qui parle de «takhallaqû bi akhlâq Allah», c’est-à-dire de réaliser en soi, précisément, les attributs seigneuriaux eux-mêmes, et devenir pleinement ce que l’on a à devenir, c’est-à-dire un humain accompli.

Ce qui répond presque à la question suivante, qui était de savoir si l’on pouvait faire un rapport avec le verset parfois traduit «Ce n’est pas toi qui as lancé la pierre, lorsque tu as lancé la pierre, c’est Nous qui avons lancé la pierre» (Cor. 8:17) ?
Absolument. C’est précisément ce moment dont les soufis parlent et qu’ils vivent pleinement. C’est ce moment où ma propre volonté s’identifie à la volonté de Dieu. C’est comme si je voulais ce que veut Dieu. Ce qui est la meilleure manière de résoudre la question de la prédestination ou du libre arbitre. Elle ne se pose plus dès lors que ma volonté s’est identifiée à la volonté de Dieu. Et, en effet, quand ce verset (8:17) dit, c’est exactement sa signification.

Enfin, est-ce que vous auriez un mot pour la chose extraordinaire qu’ont réalisé vos étudiants à Columbia  – votre université – d’où est parti un mouvement de protestation pacifique, maintenant mondial, de défense des Gazaouis ?
Vous savez, je suis passé par plusieurs émotions avec ce j’ai vécu ces jours derniers sur le campus de Columbia. L’émotion de quand, par exemple, des étudiants, dont je suis sûr que beaucoup d’entre eux sont des étudiants, ont été arrêtés la nuit, sous la pluie, menottés et conduits dans des voitures de police. En puis, celle d’avoir assisté à la cérémonie de départ à la retraite d’un collègue, qui se trouve être lui-même d’origine palestinienne. Il a parlé des messages envoyés par ceux qui vivent aujourd’hui à Rafah, remerciant les étudiants de Columbia et les étudiants américains. Là aussi c’était une émotion très puissante : l’idée qu’il y a au-delà des frontières, un message d’humanité qui a lié ces enfants privilégiés, qui vivent dans des universités privilégiées, à des êtres qui aujourd’hui sont dénués de tout et que menace même quelque chose d’aussi absurde que la famine !

Murtada Calamy / Les Inspirations ÉCO



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