Pau Solanilla : “Le Maroc est le partenaire stratégique de l’Espagne et non de l’Algérie”
Pau Solanilla.
Directeur de la Fondation Rafael Campalans
Comment la crise entre le Maroc et l’Espagne va-t-elle affecter les relations économiques et commerciales ?
Il est évident que ce conflit frappera de plein fouet les relations économiques et bilatérales. Toutefois, il est toujours temps de nous rattraper. Nous avons des intérêts économiques à gérer et nous devons faire prévaloir l’intelligence pour mener à bien ces dossiers. Les entreprises, marocaines ou espagnoles, n’ont pas à assumer la responsabilité des erreurs commises par les dirigeants politiques. Dans ce climat de tension, il est important de préserver les entreprises afin qu’elles puissent développer leurs activités dans une ambiance sereine et générer de la richesse. En cas contraire, cela serait se tirer des balles dans le pied. Préserver les intérêts communs devrait l’emporter sur toute autre considération . D’autant plus qu’on constate une méconnaissance du potentiel du Maroc, comme plateforme pour accéder à l’Afrique.
Des entrepreneurs espagnols ont compris cela, certes, mais il reste encore du chemin à parcourir en ce qui concerne la présence espagnole au Maroc. Parmi les motifs de ce blocage, je cite le modus operandi dans les affaires au Maroc, très différent de celui de l’Amérique latine, par exemple. L’opérateur espagnol aborde, avec aisance, ce marché pourtant si lointain pourtant; et ce pour les liens historiques et linguistiques. Dans le cas de notre voisin du sud, nous sommes proches mais nos manières de travailler sont différentes. De plus, j’insiste toujours sur le point de la méconnaissance de l’autre. La preuve, les grands groupes marocains sont absents en Espagne et vice versa. Le grand défi serait que d’ici 2030 à 2040, nous ayons des holdings à capital marocain et espagnol, dans les secteurs stratégiques.
L’intégration de Sebta et Melilla dans l’espace douanier européen est brandie à chaque fois que les relations ne sont pas au beau fixe. Techniquement, cette voie est-elle plausible ?
C’est très complexe du point de vue politico-administratif. La procédure est longue et réclame un grand niveau de technicité pour pouvoir intégrer l’espace douanier européen, car il est question de modifier les lignes et les frontières de l’espace Schengen. Mais à mon sens, ce n’est pas cela le débat. Les deux pays sont appelés à s’asseoir pour définir la stratégie qu’ils veulent adopter à moyen terme, quelles seront les lignes de cette conduite et comment ils veulent coopérer. Les deux gouvernements devraient mettre fin à cette politique du court terme, qu’ils suivent tous les deux. Il est impératif que le Maroc et l’Espagne se mettent d’accord sur le devenir des relations bilatérales d’ici par exemple 2030, 2040 voire 2050 et œuvrer conjointement pour atteindre cet objectif. C’est le regard que devraient porter Rabat et Madrid sur leurs relations. Nous sommes plusieurs Espagnols à nous interroger dans ce sens : comment devraient-être les relations bilatérales, où voulons-nous êtres ensemble et comment faire pour atteindre cet objectif, conjointement? Et cela tout en gérant les aléas qui peuvent survenir tout au long de ce parcours.
Une telle vision peut-elle résister au changement politique que connaît l’Espagne au terme de chaque législation ? Vous n’ignorez pas qu’en dépit de ce rapprochement maroco-espagnol, concrètement, nous ne nous connaissons pas bien. Nous sommes des amis et des voisins, mais il existe une grande méconnaissance. Nous avons avancé dans plusieurs aspects mais il reste du chemin à parcourir dans ce sens d’autant plus qu’il existe plusieurs préjugés du côté espagnol. Le Maroc est un pays complexe. Il est urgent d’expliquer aux Espagnols ce qu’est le Maroc, au-delà des dossiers chauds qui relient les deux pays, à savoir Sebta et Melilla, l’immigration et le Sahara. Les relations avec le Maroc sont beaucoup plus globales et riches pour les réduire à ces aspects précités. De plus, certains milieux politiques et médiatiques au Maroc ignorent le fonctionnement de la politique interne espagnole et cela n’aide pas à faire avancer les choses. Ceci nous renvoie vers le principal problème : La proximité géographique entre les deux pays ne se traduit pas par un vrai rapprochement. Le devoir des deux gouvernements est de construire des relations solides et d’instaurer une bonne entente indépendamment de celui qui est à la tête du gouvernement et de sa couleur politique.
Le Maroc a le sentiment que Madrid a privilégié l’Algérie durant cette crise. Est-ce vrai ?
La colère du Maroc est légitime à propos des conditions d’accueil du chef du Polisario. En Espagne, l’on sait qu’il y a eu une erreur concernant la manière avec laquelle cela a été mené. Cela ne signifie aucunement que l’Espagne a opté pour un rapprochement avec l’Algérie au détriment du Maroc. L’Algérie est un voisin, mais pas un partenaire stratégique comme l’est le Maroc. Cependant, l’Espagne souhaiterait que cette relation avec le Maroc n’empêche pas d’avoir une relation exemplaire avec l’Algérie.
Quid alors des intérêts économiques ?
En tant qu’Espagnols, nous devons être présents en Algérie et en temps normal, le Maroc devrait aussi être présent en Algérie à travers ses groupes économiques. Ce qui n’est pas normal, c’est l’absence du Maroc ou de l’Espagne en Algérie. Il faut sortir de cette perception qui veut que quand un investissement en matière d’énergie ou autre secteur stratégique est réalisé, il est fait pour saper les intérêts du pays voisin. La vision prédominante en Espagne veut que le Maroc soit un allié prioritaire mais nous avons l’obligation d’avoir une relation stable avec l’Algérie. Et je vous donne un exemple : d’ici 2050, nous nous dirigeons vers une décarbonisation de l’économie, pour nous orienter vers les énergies propres. Le futur passe, donc, par les énergies vertes et l’on sait bien la dépendance de l’Algérie des énergies fossiles. C’est cela qui fait que l’avenir passe inéluctablement par le Maroc et ce, grâce à ses multiples atouts. Mais il est important que l’Algérie ne soit pas déstabilisée. Si les 80% des exportations algériennes en énergie ne sont pas remplacées par une autre activité économique, nous aurons un sérieux problème aux portes du Maroc et de l’Espagne.
Amal Baba Ali / Les Inspirations Éco