Shahram Mokri : “On se bat tous les jours contre la censure”
Shahram Mokri. Cinéaste iranien
Shahram Mokri propose Careless Crime, un film qui a touché Venise cette année. Le film revient sur un fait divers traumatisant où un cinéma mythique de Téhéran a été brûlé par les extrémistes avec des centaines de spectateurs, pour la plupart des jeunes étudiants. Un film puissant, raconté avec poésie même le sujet est dur. Une œuvre fluide sur la notion du temps et de l’engagement. Rencontre avec un cinéaste surdoué.
Dans vos films, la notion du temps et le rapport à la temporalité sont très présents. Pourquoi cette obsession du passé. Est-ce que pour vous le passé a une tendance à se répéter ?
Oui je pense. C’est une histoire qui s’est passée il y a quarante ans, mais je me suis demandé si elle pouvait se passer dans le présent ou dans le futur. Cette tragédie fait écho à plusieurs autres dans le Moyen-Orient. Dans le début du film, il y a un film en noir et blanc, un clin d’oeil au cinéma muet, au cinéma d’avant. J’adore explorer la notion du temps dans mes films. Dans l’histoire, dans la façon de la raconter ou de la filmer aussi. Les plans-séquences par exemple, sont une réflexion sur le temps qui passe. Les lenteurs, quand ça va plus vite, l’ellipse aussi. J’adore ce rapport avec la temporalité.
C’est un film dans un film sur le cinéma, une salle de cinéma qui brûle. Aviez-vous une idée précise, dès le départ, de comment vous vouliez raconter les faits ?
Quand je pense à un scénario, tout est très clair dans ma tête. Je le visualise, je sais ce que je veux et à quel moment. C’est très structuré. C’est un film, dans un film, dans un autre film. Il y a trois Careless Crime dans ce film. C’est une structure compliquée, j’en suis conscient, mais c’est pour cela que l’on doit être très précis sur papier avant de tourner. Il n’y a pas de place à l’improvisation dans mes films.
Il y a beaucoup de nouveaux visages, de femmes aussi dans vos films. Comment choisissez-vous vos acteurs ?
Je suis très intéressé par la nouvelle génération d’acteurs en Iran. Mon plus grand problème avec les films iraniens, ce sont ces mêmes grands acteurs que l’on retrouve dans tous les films. Ce sont toujours les mêmes. Jusqu’à ne plus faire de différence entre les films. Tellement les castings sont semblables. C’est important, pour moi, de trouver les perles rares, du sang nouveau. Je suis toujours à la recherche de jeunes lauréats, je vais les découvrir au théâtre par exemple. J’aime être celui qui trouve les nouveaux visages du cinéma iranien.
Il y a un côté documentaire, du réalisme dans la fiction. Comment dirigez-vous vos acteurs ?
On fait beaucoup de répétitions. J’ai foi au travail en amont. Avant d’arriver sur le plateau. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai beaucoup de respect pour les acteurs qui viennent du théâtre, et c’est pourquoi j’aime les dénicher depuis les planches, c’est qu’ils ont cette notion du travail en amont, des répétitions, d’apprendre encore et encore, de répéter à plusieurs reprises. Quand on est en répétition, je peux tout contrôler. Dans ce film, il est vrai que c’est réaliste parce que cela parle d’un évènement qui s’est déjà passé. Mais il y a un volet fiction évidemment que j’ai pensé un peu surréaliste, voire onirique. On est entre le cauchemar et la réalité.
Vos derniers films comme Fish and Cat ou Invasion, avaient plus un côté épouvante ou thriller marqué. Différent de ce dernier. Pourquoi ?
J’adore les films d’horreur. J’aime beaucoup les films de zombies ! (Rires). Tous ! Je ne sais pas comment on pourrait faire cela en Iran, mais l’idée me plaît. J’aimerais beaucoup le faire. J’aime beaucoup mélanger les genres.
Vos fins de films sont toujours très bien pensées. Maîtrisées. Comment pensez-vous une fin de film ?
Ce qui était important dans Careless Crime, pour moi, et pour Nassim mon co-scénariste, c’était d’envoyer un message sur papier jaune du présent vers le passé, comme pour prévenir ou rectifier le passé. «Ne faites surtout pas cela», c’est quelque chose que j’avais moi-même envie de dire. C’était important pour moi de finir comme je l’ai fait. J’ai toujours une idée précise de comment sera la fin de mes films. En Iran, on tourne les films très rapidement. On les fait en 45 jours généralement, ce qui est très peu pour un long-métrage. Deux mois de pré-production et deux mois de post-production. Nos budgets sont très restreints, on doit tout faire vite. Tout est compressé.
Cette obsession du passé et du présent, diriez-vous que le cinéma d’antan était mieux ou le contraire ?
J’aime le cinéma iranien après la Révolution. Il dit plus de choses, il est plus courageux, mais souvent au détriment de vies ou de carrières. Mais ce n’est pas facile. On se bat contre la censure tous les jours. Et aujourd’hui, il y a le souci du mainstream aussi, on se bat pour faire exister le cinéma indépendant iranien. La bureaucratie est un challenge pour nous. On doit convaincre sur papier, on doit faire des dossiers, enchaîner des réunions, montrer le film. C’est tout un travail. Ce n’est pas facile. C’est douloureux même.
Votre prochain film ?
Après cette conversation, j’ai envie de faire un film d’horreur.(Rires)
Jihane Bougrine / Les Inspirations Éco