Opinions

Homo consumericus et ramadan : un paradoxe spirituel à l’heure de l’hyperconsommation

Par Rachid Boudri
Enseignant chercheur en marketing digital et comportement du consommateur à l’Université EuroMed de Fes

Le mois sacré de ramadan, sanctifié par 1,6 milliard de musulmans dans le monde entier, est un moment de réflexion, d’introspection et de prière, consacré à renforcer la foi. Ce mois, qui est le symbole de la maîtrise de soi et de l’abstinence, commence à l’aube et se termine au crépuscule.

Cependant, cette période de privation, supposée purifier l’âme et recentrer les individus sur l’essentiel, devient paradoxalement, pour beaucoup, une phase d’hyperconsommation. On pourrait y voir une expression de l’Homo Consumericus, un concept que l’on peut aisément rapprocher des analyses de Gilles Lipovetsky dans «Le Bonheur Paradoxal» (2006). Lipovetsky y démontre comment la société hypermoderne, avec son culte de l’individualisme et du consumérisme, génère un paradoxe : la quête du bonheur par la consommation, qui mène bien souvent à une insatisfaction chronique.

Par ailleurs, les travaux de Gad Saad sur le comportement des consommateurs, et plus spécifiquement son concept d’«evolutionary consumption», permettent d’éclairer cette tendance à la compulsion, même dans un contexte de restrictions religieuses comme ramadan. La consommation devient alors une quête obsessionnelle de satisfaction immédiate, risquant d’éclipser les valeurs spirituelles au cœur de cette période sacrée.

Face à la marée consumériste
Depuis plusieurs années, des voix s’élèvent au sein de la communauté musulmane pour dénoncer la dérive consumériste qui s’intensifie durant ramadan. Imams, théologiens et figures spirituelles rappellent avec insistance l’importance de revenir aux valeurs fondamentales de ce mois sacré : un temps dédié à l’adoration, au recueillement et au partage, loin de toute forme d’excès.

Ces voix, souvent relayées par des médias alternatifs et des plateformes en ligne, s’inquiètent de la perte de sens de ramadan, réduit à une simple question de traditions culinaires et de dépenses excessives… Elles mettent en garde contre le risque de voir le spirituel supplanté par le matériel, l’introspection par l’ostentation.

La Maroc à l’épreuve du consumérisme ramadanesque
Au Maroc, ce phénomène prend une ampleur particulière. Les habitudes de consommation connaissent une véritable transformation durant ramadan. Une frénésie d’achats, en total décalage avec l’esprit de modération prôné par la religion, s’installe.

Le budget moyen des familles modestes, estimé entre 583 et 782 dirhams en temps normal (selon une étude du média le360), grimpe jusqu’à 1.500, voire 2.000 dirhams, durant ce mois. Cette augmentation significative des dépenses se traduit souvent par un endettement accru et une vulnérabilité financière accrue pour les familles les plus précaires.

La sociologue marocaine Rahma Bourqia, dans ses travaux sur la société marocaine, souligne comment la mondialisation et l’ouverture économique ont contribué à l’émergence d’une culture de consommation exacerbée, y compris pendant les périodes religieuses. Elle observe une tension croissante entre les valeurs traditionnelles de frugalité et les aspirations à un mode de vie plus opulent, alimentées par la publicité et les médias.

Facteurs d’amplification : entre pression sociale et marketing agressif
Plusieurs facteurs nourrissent cette spirale consumériste. La pression sociale, amplifiée par les réseaux sociaux, pousse certains à organiser des repas somptueux, transformant l’idée de partage en une compétition ostentatoire.

Les tables de ramadan rivalisent d’extravagance sur Instagram et Facebook, créant un effet d’entrainement pervers ou la valeur spirituelle est reléguée au second plan. Les promotions agressives des grandes surfaces encouragent des achats compulsifs, souvent superflus.

Les campagnes publicitaires, omniprésentes à la télévision, sur internet et dans les espaces publics, renforcent cette incitation à consommer sans retenue. Elles jouent sur les codes culturels et religieux pour mieux toucher les consommateurs, en associant ramadan à des images de plaisir hédonique et de bonheur.

Les conséquences d’une dérive consumériste
Cette dérive n’est pas sans conséquences. Économiquement, elle provoque une inflation artificielle, dès la veille de ramadan, sur les produits de première nécessité, mettant en difficulté les populations les plus vulnérables.

Les prix des tomates, des dattes, du poisson et d’autres produits de base flambent, rendant l’accès à une alimentation décente plus difficile pour les familles à faibles revenus. Sur le plan sanitaire, elle favorise une surconsommation d’aliments riches en sucres, graisses et calories, augmentant ainsi les risques de diabète, de maladies cardiovasculaires et de prise de poids.

Sur le plan éthique, elle engendre un gaspillage alimentaire massif, en totale contradiction avec les valeurs de partage, de solidarité et de compassion prônées par l’islam. Des tonnes de nourriture sont jetées chaque jour pendant ramadan, alors que des milliers de personnes souffrent de faim.

Réaffirmer les valeurs essentielles : un appel à la conscience collective
Face à ces défis, une sensibilisation à l’hyperconsommation durant ramadan devient impérative. Il est temps de réaffirmer les valeurs essentielles de ce mois sacré : la spiritualité, la prière, la générosité et la modération.

Il faut se réapproprier le véritable sens du mois sacré, en recentrant les pratiques sur l’essentiel et en résistant à la tentation de transformer ce moment de jeûne et de partage en une simple occasion de consommation effrénée.

Pour y parvenir, il est crucial de promouvoir une éducation à la consommation responsable, de valoriser les traditions basées sur le partage et la spiritualité, et d’encourager les initiatives solidaires. Les médias, les leaders d’opinion et les institutions religieuses ont un rôle central à jouer pour éveiller une prise de conscience collective.

Choisir entre l’âme et le marché
En conclusion, ramadan et l’homo consumericus représentent deux forces opposées : l’un appelle à la modération et à la spiritualité, l’autre pousse à l’excès et à la satisfaction immédiate. En tant que citoyens et consommateurs, il nous revient de choisir la voie à suivre.

Préservons le caractère sacré de ramadan en restant fidèles à ses valeurs profondes : un mois de purification, de partage et de spiritualité, loin des pièges de l’hyperconsommation. Il est temps de se rappeler que le véritable bonheur ne se trouve pas dans l’accumulation de biens matériels, mais dans la richesse des relations humaines et la profondeur de la foi.



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