Danse avec les machines : votre emploi est-il menacé ?

Par Hiba Mabrouk
Professeure de philosophie et CEO de Mindbridge
Je suis profondément enthousiaste à l’idée de vivre cette ère digitale ; je considère cela comme une chance ! Un peu de brouhaha, de chahut, de vacarme et des réformes me semblent toujours plus propices à la mobilité sociale qu’un long fleuve tranquille… «Je me révolte, donc nous sommes». pour reprendre l’expression de Camus. Bon… trêve de plaisanterie, l’heure est à la réflexion profonde : le monde professionnel se transforme à une vitesse fulgurante grâce aux avancées technologiques. Bien que ces changements apportent leur lot de défis, il est fascinant d’assister à une telle période de transition.
Comme un artiste réinventant son chef-d’œuvre, l’automatisation et l’intelligence artificielle redessinent notre relation au travail, soulevant des questions essentielles sur notre avenir commun. Ce bouleversement inéluctable nous pousse à réfléchir sérieusement aux changements en cours et à leurs nombreuses conséquences.
Comme l’a observé le sociologue Georges Friedmann dans «Le Travail en miettes», une spécialisation excessive et une mécanisation accrue peuvent fragmenter le travail humain, entraînant une perte de sens et d’autonomie. Vous sentez-vous prêts à relever les défis éthiques et sociaux que ces innovations imposent à notre société ? La tech ! On ne parle plus, on «interface» ; on ne pense plus, on «brainstorme» ; et quand on ne sait pas, on «google» ! L’histoire humaine peut se lire comme une longue succession d’innovations techniques qui ont façonné nos sociétés.
Des premiers outils préhistoriques aux systèmes informatiques contemporains, la technique a toujours été le moteur d’une transformation sociale et économique. Cependant, notre époque se distingue par la vélocité et l’ampleur sans précédent des changements qu’elle introduit. Le délai entre l’introduction d’une technologie et son obsolescence est passé de plusieurs décennies à quelques années, parfois même à quelques mois dans certains secteurs, reflétant une accélération continue du progrès technologique.
Lorsque nous contemplons les dernières avancées en matière d’intelligence artificielle et d’automatisation, nous assistons à une véritable et profonde mutation. Des algorithmes capables d’apprendre et de s’améliorer de manière autonome aux robots industriels d’une précision chirurgicale, ces innovations redéfinissent les frontières du possible et questionnent notre place dans le processus productif.
Quand les économistes livrent des litotes
Pour appréhender ces mutations complexes, l’économie nous offre plusieurs cadres conceptuels éclairants qui permettent de structurer notre réflexion. Joseph Schumpeter nous a légué le concept puissant de «destruction créatrice», vision quasi darwinienne de l’économie où l’innovation agit comme un vent purificateur. Dans cette perspective, les technologies émergentes balaient les emplois obsolètes tout en fertilisant le terrain pour de nouvelles opportunités professionnelles. L’automatisation d’aujourd’hui serait ainsi la matrice des emplois de demain, dans un cycle perpétuel de renouvellement économique. Alfred Sauvy complète cette vision avec sa «théorie du déversement».
Selon cette approche, les gains de productivité générés par l’automatisation libèrent progressivement la main-d’œuvre des secteurs primaire et secondaire pour l’orienter vers le secteur tertiaire, puis quaternaire ( jamais entendu parler de quaternaire ? Oui, oui ca existe depuis les années 70 ! ) La technologie agirait ainsi comme un mécanisme de redistribution des forces productives vers des activités toujours plus complexes et créatives.
John Maynard Keynes apporte une nuance importante avec son concept de «chômage technologique». Il reconnaît que si l’innovation crée effectivement de nouveaux emplois à long terme, elle peut engendrer des désajustements temporaires mais douloureux lorsque sa vitesse dépasse la capacité d’adaptation du marché du travail.
Cette perspective nous rappelle que la transition technologique n’est pas un processus sans friction et qu’il est nécessaire d’harmoniser innovation et capacité d’adaptation du marché. Ne devrions-nous pas attendre que le marché puisse absorber ces innovations avant de les déployer massivement ? Difficilement envisageable et ca nous emmène à une toute autre réflexion sur la concurrence que je me ferai un plaisir de développer dans une chronique future.
Le verdict des données
Au-delà des constructions théoriques, que nous disent les études empiriques récentes sur cette grande transformation? L’Organisation de coopération et de développement économiques a publié en 2023 une étude révélatrice : plus d’un quart des emplois actuels (27% précisément) correspondent à des professions fortement exposées au risque d’automatisation.
Ce chiffre considérable suggère une restructuration profonde du marché du travail dans les années à venir. Les analyses de Goldman Sachs enrichissent ce tableau avec des projections plus détaillées pour l’Europe.
Selon leurs estimations, environ deux tiers des travailleurs européens sont confrontés, à divers degrés, au défi de l’automatisation. Plus préoccupant encore, un emploi sur quatre pourrait être directement remplacé par les applications d’intelligence artificielle dans un avenir prévisible. Le Fonds monétaire international apporte toutefois une perspective plus optimiste dans son rapport de 2023. Ses économistes prévoient que l’intelligence artificielle pourrait stimuler le PIB mondial d’environ 7% et accroître la productivité du travail de 1,5% annuellement aux États-Unis pendant la prochaine décennie.
Ces projections suggèrent une création de richesse considérable, même si elles ne garantissent pas sa distribution équitable. Les avancées en intelligence artificielle transforment le marché du travail mondial. Il en va de même en Afrique où ces technologies offrent des opportunités, mais posent également des défis significatifs.
Selon une étude du Forum économique mondial publiée en avril 2023, environ 14 millions d’emplois pourraient être perdus dans le monde d’ici 2027 en raison de l’IA. Cette perte nette résulte de la suppression de 83 millions de postes, compensée par la création de 69 millions de nouvelles opportunités d’emploi.
En 2019, la Banque africaine de développement (BAD) a estimé que près de 100 millions de jeunes Africains pourraient ne pas trouver d’emploi d’ici 2030, les facteurs technologiques étant cités parmi les causes de cette pénurie. Ces chiffres illustrent la nécessité pour les pays africains de développer des stratégies pour intégrer l’IA de manière à stimuler la croissance économique tout en atténuant les effets négatifs potentiels sur l’emploi.
Les avancées technologiques, bien que générant des défis, offrent également des opportunités significatives de croissance économique et de création de nouvelles professions. Je ne dirais pas mieux que le philosophe Michel Serres : «L’optimisme est de rigueur, car chaque innovation ouvre des horizons insoupçonnés».
L’invasion des machines
L’automatisation n’affecte pas uniformément tous les secteurs économiques. Son influence se déploie selon une géographie complexe qui reflète la nature des tâches à accomplir. Dans le secteur manufacturier, les chaînes de montage se transforment progressivement en ballets mécaniques où les robots exécutent avec précision des tâches jadis humaines.
Les opérations répétitives, prévisibles et physiquement exigeantes sont particulièrement vulnérables à cette automatisation. Nous observons ainsi une diminution graduelle mais constante des effectifs dans certaines industries traditionnelles, malgré une productivité croissante. Le secteur des services présente un tableau plus contrasté. Les emplois qui requièrent une intelligence émotionnelle, une créativité authentique ou une adaptation contextuelle fine demeurent relativement protégés. Ainsi, les professions liées au soin, à l’éducation ou à la création artistique conservent une dimension humaine irremplaçable, du moins dans l’état actuel de la technologie.
Parallèlement, nous assistons à l’émergence d’un écosystème professionnel entièrement nouveau. Des métiers inimaginables il y a quelques décennies fleurissent dans le sillage de l’innovation : cybernéticien, ingénieur en conception additive, technicien de maintenance prédictive, coach de robot, pilote d’intelligence artificielle ou spécialistes des énergies renouvelables, façonnant un avenir plus durable. Ces nouvelles carrières, même si elles ne parlent pas encore à tout le monde, représentent la face créatrice de la destruction schumpétérienne.
Le défi des inégalités croissantes
La révolution technologique actuelle, malgré ses promesses, comporte un risque majeur : l’accentuation des fractures socioéconomiques existantes. Sur le plan des revenus, nous observons une polarisation inquiétante du marché du travail. Les travailleurs hautement qualifiés, maîtrisant les compétences recherchées dans l’économie numérique, voient leurs rémunérations augmenter substantiellement.
À l’inverse, ceux dont les qualifications sont rendues obsolètes par l’automatisation se retrouvent souvent confinés dans des emplois précaires et mal rémunérés. Ce phénomène de «hollowing out» ou évidement du marché du travail menace la cohésion sociale des économies avancées.
Plus fondamentalement encore, l’automatisation modifie l’équilibre entre travail et capital dans la répartition de la valeur ajoutée. Les propriétaires des technologies de production – entreprises technologiques, actionnaires, investisseurs – captent une part croissante des gains de productivité. Cette concentration du capital technologique exacerbe les inégalités patrimoniales et pourrait conduire à une société plus fragmentée.
Les robots au bureau, nous à l’école : la réponse politique
Face à ces défis multidimensionnels, plusieurs voies d’action publique se dessinent pour accompagner cette transition technologique majeure.
Le premier axe concerne l’adaptation des compétences humaines. Un investissement massif dans la formation continue et la requalification professionnelle apparaît comme une nécessité impérieuse.
Dans un monde où les compétences deviennent rapidement obsolètes, notre système éducatif doit évoluer vers un modèle d’apprentissage tout au long de la vie, développant à la fois des compétences techniques pointues et des capacités cognitives fondamentales – pensée critique, créativité, intelligence émotionnelle – qui resteront précieuses malgré l’automatisation.
Le deuxième pilier consiste à repenser nos systèmes de protection sociale. Conçus à l’ère industrielle, ces mécanismes doivent s’adapter à un marché du travail plus fluide et fragmenté. Des dispositifs comme le revenu universel, oui ! Pourquoi pas ! L’assurance carrière ou la portabilité des droits sociaux méritent une exploration sérieuse pour sécuriser les parcours professionnels dans un contexte d’instabilité accrue.
La question fiscale constitue le troisième volet de cette réponse politique. La création de richesse par l’automatisation devrait bénéficier à l’ensemble de la société. Des mécanismes comme une taxe sur les robots, oui… ce n’est pas une ineptie ! une imposition progressive du capital ou une fiscalité spécifique sur les entreprises fortement automatisées pourraient contribuer à une redistribution plus équitable des gains de productivité.
Le miroir de l’histoire : leçons des révolutions passées
Pour éclairer notre situation présente, l’histoire des précédentes révolutions technologiques nous offre un miroir précieux, révélant à la fois des inquiétudes similaires et des capacités d’adaptation remarquables. La première révolution industrielle, née dans les brumes de l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle, a vu les métiers à tisser mécaniques supplanter progressivement le travail manuel des artisans. Le mouvement luddite, mené par Ned Ludd, qui s’est manifesté par la destruction de machines perçues comme des voleuses d’emplois, témoigne des angoisses sociales de cette période.
Pourtant, cette même révolution a finalement créé davantage d’emplois qu’elle n’en a détruits, notamment dans les nouvelles usines et les infrastructures ferroviaires. La seconde révolution industrielle, portée par l’électricité et le moteur à combustion interne, a également bouleversé le paysage professionnel. Des métiers séculaires ont disparu tandis que des industries entièrement nouvelles émergeaient.
L’automobile, symbole de cette ère, a rendu obsolètes les fabricants de calèches tout en créant une myriade d’emplois dans la production, l’entretien et les services associés à ce nouveau mode de transport. Plus récemment, la révolution numérique initiée à la fin du XXe siècle nous offre un exemple frappant de transformation économique.
L’avènement d’Internet a entraîné le déclin de certaines professions traditionnelles, comme les agents de voyage ou les employés de banque, mais a simultanément engendré un écosystème florissant d’emplois dans le développement web, le commerce électronique ou le marketing digital.
Ces précédents historiques nous enseignent une leçon fondamentale : malgré les perturbations initiales, souvent douloureuses quant à la brutalité parfois de la transition, les vagues d’innovation technologique ont systématiquement conduit à une diversification et à un enrichissement des opportunités professionnelles. La question n’est pas tant de savoir si de nouveaux emplois seront créés, car c’est chose certaine, mais plutôt comment faciliter la transition vers ces nouvelles formes de travail.
Un avenir à redéfinir
L’automatisation et l’intelligence artificielle transforment profondément notre rapport au travail, questionnant des aspects fondamentaux de notre organisation sociale et économique. Cette révolution technologique, comme celles qui l’ont précédée, porte en elle un potentiel immense de progrès collectif, mais aussi des risques significatifs de fractures sociales.
Face à ces enjeux majeurs, notre réponse ne peut se limiter à une simple adaptation passive. Elle appelle plutôt une réflexion profonde sur le type de société que nous souhaitons construire. Comment redistribuer équitablement les fruits de la productivité technologique ? Comment redéfinir la place du travail dans une économie partiellement automatisée ? Comment garantir que l’innovation serve le bien commun plutôt que des intérêts particuliers ? Ces questions fondamentales nécessitent un dialogue social inclusif et une action politique ambitieuse.
L’histoire nous enseigne que les transitions technologiques majeures ont toujours été accompagnées de transformations institutionnelles et culturelles d’ampleur équivalente. Notre époque ne fera pas exception à cette règle. En définitive, l’avenir du travail ne dépendra pas uniquement des avancées technologiques elles-mêmes, mais de notre capacité collective à les orienter vers un modèle de développement plus juste, plus durable et plus épanouissant pour tous. C’est dans cette alchimie complexe entre innovation technique et innovation sociale que réside la clé d’une transition réussie vers l’économie de demain.
Autrefois, des visions communes, comme celle de l’an 2000, unissaient l’humanité autour d’objectifs partagés. Aujourd’hui, nous manquons de tels élans fédérateurs et d’une orientation commune vers le monde que nous souhaitons pour demain. Le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne nous invite à «inventer ensemble un universel qui se fasse depuis le pluriel du monde». Cette perspective souligne l’importance de co-construire une vision collective de l’avenir, ancrée dans la reconnaissance et la valorisation de notre diversité mondiale.