Maroc

Avocats : la justice en pause forcée

Entre revendications et contestations, la grève des avocats au Maroc s’enlise, divisant la profession et laissant les citoyens en attente de justice. Un choix qui, pour certains, coûte cher en termes de confiance et de crédibilité.

C’est une annonce qui fait l’effet d’un coup de tonnerre. Par un communiqué officiel, l’Association des barreaux du Maroc (ABAM) a décrété la cessation des activités liées à la défense à compter  du 1er novembre. Depuis plusieurs mois déjà, le Maroc est le théâtre d’une mobilisation sans précédent des avocats, qui dénoncent ce qu’ils considèrent comme une «indifférence face à la crise profonde qui frappe le secteur juridique».

Mesure exceptionnelle
Mais cette grève, initiée pour dénoncer les nouvelles dispositions jugées contraignantes pour la profession et injustes pour les citoyens, divise les praticiens du droit. Alors que certains barreaux se positionnent en défenseurs des intérêts des justiciables et de la sécurité juridique, d’autres voix discordantes au sein de la profession dénoncent une décision extrême et mal préparée. Ces dissidents, minoritaires mais de plus en plus audibles, expriment leur malaise face à une situation qui, selon eux, menace autant les justiciables que les avocats eux-mêmes.

Houssine Ziani, président de l’ABAM, défend cette grève, la qualifiant de «mesure exceptionnelle prise dans un contexte tout aussi exceptionnel, marqué par des défis sans précédent pour la profession».  «Nos revendications sont claires et non négociables», souligne-t-il.

«Il s’agit, d’abord, de l’ouverture d’un véritable dialogue sur la profession, incluant une participation active des avocats dans toute réforme les concernant. L’ABAM exige également une justice fiscale équitable, une meilleure protection sociale, et, enfin, l’élaboration d’un régime professionnel innovant garantissant l’indépendance des avocats.»

Protéger les acquis constitutionnels
Les avocats engagés dans ce mouvement insistent sur le caractère fondamental de leurs revendications. Ils mettent en avant «un dossier de revendications global et indivisible» visant à «protéger les acquis constitutionnels et juridiques du justiciable et de la nation».

Ils dénoncent une «insistance évidente à cibler le statut juridique de la profession juridique en tant qu’acteur majeur dans la mise en œuvre des concepts de justice dans l’État démocratique» et une tentative d’attaquer «les fondements de sa mission universelle et humanitaire».

Pour eux, il s’agit de défendre non seulement leur métier mais aussi les droits des citoyens, en s’opposant aux mesures qu’ils estiment mettre en péril ces acquis. Les avocats en grève dénoncent, entre autres, le projet de réforme qui accorderait au Ministère public le droit de faire appel sans limite de délai, même pour des décisions anciennes, compromettant la sécurité judiciaire et la stabilité des transactions.

D’autres points de discorde incluent la suppression du droit d’appel pour les affaires de moins de 30.000 dirhams et l’impossibilité de recourir à la Cour de cassation pour des affaires inférieures à 80.000 dirhams. Ces restrictions, perçues comme discriminatoires, cristallisent l’opposition de nombreux avocats qui considèrent que le projet de loi désavantage les citoyens modestes en réduisant leurs possibilités de recours.

Une grève contestée au sein de la profession
Malgré ce consensus au sein de la profession sur l’importance des enjeux, tous les avocats n’adhèrent pas à la décision de grève. Certains, au contraire, dénoncent la paralysie des tribunaux comme une entrave aux droits des justiciables et un obstacle au fonctionnement normal de la justice. C’est le cas de cet avocat, qui a requis l’anonymat et critique ouvertement les barreaux.

«Moi, je me sens pris en otage par les décisions de ces barreaux qui ne me représentent pas», confie-t-il.

Cet avocat reproche aux barreaux une gestion déficiente des problèmes structurels de la profession. Selon lui, «au lieu de se concentrer sur l’amélioration des conditions de travail et la formation continue, les ordres d’avocats s’enlisent dans des grèves sans fin, sans proposer de solutions alternatives aux réformes contestées».

«Les barreaux ne font rien pour cette profession. Ils ont laissé s’installer des milliers de violations à la loi, des avocats qui exercent sans cabinet, sur des tables de café… Ils se concentrent sur la gestion de l’argent des justiciables, ils ne s’occupent pas de la formation continue, ils n’améliorent pas notre quotidien dans les tribunaux. Et, là, ils font des grèves intempestives sans être en mesure de proposer des textes alternatifs.»

Maître Meriem Berrada, avocat au barreau de Casablanca, partage son scepticisme. «Je trouve que tout cela est très mal organisé. Je comprends les protestations de notre institution, mais la façon de faire n’y est pas. Et cela nous porte préjudice au final, ainsi qu’au client avec lequel on engage notre responsabilité. Je suis d’accord sur le fond mais pas sur la forme. Nous sommes des avocats, nous savons à quel point la forme est aussi importante que le fond», confie l’avocate.

Un impact lourd pour les justiciables et l’économie
Elle poursuit en exprimant ses préoccupations face à la situation de blocage qui s’est installée dans les tribunaux. «Cela paralyse le fonctionnement judiciaire, nous travaillons depuis le mois de juillet dans une grande précarité. Nous tournons en rond. Les huissiers aussi font grève et Rabat ne répond pas. Tout le monde va juste perdre confiance dans le système judiciaire marocain et ça a déjà commencé.»

La grève des avocats, ajoutée à celle des huissiers et des personnels de greffe, a plongé le système judiciaire dans un quasi-arrêt, avec des conséquences directes pour les citoyens. Les retards s’accumulent, les procédures sont reportées, et les affaires en instance s’entassent.

Selon notre interlocuteur, cette interruption prolongée des activités judiciaires a un impact économique et humain difficilement mesurable. «L’impact est terrible que ce soit sur les justiciables ou leurs avocats. Entre la grève des personnels des greffes, celle des huissiers et celle des avocats, c’est quasiment six mois d’interruption. Le coût économique de tout ça est considérable, et ça semble déranger personne.»

Ce constat alarmant ne se limite pas aux simples retards de procédure. Dans les affaires pénales notamment, les effets de la grève sont particulièrement préoccupants. «L’impact est terrible», insiste l’avocate. «Faut pas être devin pour imaginer le coût économique et humain (car il y a aussi des vies en jeu lorsqu’il s’agit de pénal), sans parler des pensions alimentaires, des indemnités, etc.» Maître Berrada remet également en question la continuité de la grève. «Les grèves perdurent mais donnent rien, pourquoi continuer ?», s’interroge-t-elle, tout en soulignant la nécessité d’une approche plus proactive et structurée pour instaurer un véritable dialogue avec les instances concernées.

Vers une solution institutionnelle ?
Pour cette avocate, un des principaux reproches qu’elle adresse aux barreaux est leur incapacité à formuler des alternatives crédibles aux réformes proposées. Elle déplore une absence de débat constructif et d’efforts intellectuels pour présenter des textes alternatifs qui répondraient aux besoins de la profession et des justiciables. «Ce que l’on peut reprocher à ces barreaux, c’est de faire grève sans proposer de textes législatifs alternatifs. Ils contestent des projets de loi mais n’ont pas fait l’effort intellectuel de proposer leurs propres moutures.» De plus, elle estime que le sujet de la réforme judiciaire devrait concerner d’autres administrations, au-delà du seul ministère de la Justice, étant donné ses impacts larges sur la société. «Il est aussi très naïf de croire qu’il s’agit d’un sujet qui ne concerne que le ministère de la Justice. Compte tenu de l’impact considérable sur le justiciable, il devrait concerner plus d’administrations.»

Enfin, pour engager un débat constructif et sortir de l’impasse, l’avocate propose que la Cour constitutionnelle s’empare de la question pour trancher sur les articles les plus controversés de la réforme.

Me Berrada déplore par ailleurs l’absence de coordination entre les instances professionnelles et les autorités législatives :  «Je ne sais pas à quel moment s’est mis en place un dialogue cohérent entre les instances – barreaux et parlementaires –, pas à ma connaissance en tout cas».

Pour elle, cette absence de concertation met en évidence le besoin urgent de «créer un lien de communication efficace entre les barreaux du Royaume et le système judiciaire, de façon à éviter de vivre ces points de rupture à nouveau et de faire avancer le Maroc vers un véritable État de droit».

Faiza Rhoul / Les Inspirations ÉCO



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