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Farine subventionnée. Une rente d’un milliard de dirhams

Farine subventionnée. Une rente d’un milliard de dirhams

La Farine nationale de blé tendre est un programme destiné aux familles marocaines les plus démunies. Ce programme a été détourné par des acteurs et intermédiaires pour en faire une rente, le tout sous le silence complice de certains responsables gouvernementaux. Enquête-reportage.

«Au Maroc, personne ne meurt de faim». C’est ce qu’affirmait le dicton marocain, jusqu’à un certain dimanche 19 novembre 2017. Triste date dans l’histoire du Maroc et des habitants du village de Sidi Boulaâlam, dans la province d’Essaouira. Une distribution de denrées alimentaires -dont la farine- tourne au drame national. 15 femmes perdent la vie, piétinées par la foule, lors d’une opération organisée par une association de bienfaisance. Cette tragédie survient pourtant dans un pays disposant d’un système de distribution de farine subventionnée. Cela soulève des questions sur l’efficacité, la transparence et le bien-fondé de ce programme public, qui existe depuis 1988. Tel est l’objet de notre enquête.

Des quantités en baisse 
La Farine nationale de blé tendre (FNBT) est le nom d’un programme gouvernemental ciblant les régions pauvres (voir chronologie). La farine distribuée est répartie entre le rural (80%) et l’urbain (20%). Au début de ce programme, 10 millions de quintaux (Mqx) étaient réservés aux personnes dans le besoin. Au fil des ans et des coupes budgétaires, fait du gouvernement, ces quantités vont baisser jusqu’à 6,5 Mqx (voir graphique). «La lettre d’intention signée par le gouvernement en 2012 et adressée au Fonds monétaire international (FMI) comprenait un certain nombre de mesures, notamment la suppression du système de subvention, sous prétexte qu’il ne profite pas aux pauvres. Or cette décision est d’abord dictée par un calcul comptable», analyse Said Saâdi, économiste à l’ISCAE. Dès 2008, la Carte de la pauvreté établie par le HCP devient l’outil permettant le ciblage géographique. Notre enquête (*) montre que le système actuel induit un certain nombre de détournements de cette subvention au profit de minotiers et de commerçants. Le système actuel de la distribution de la FNBT est marqué par l’absence de transparence dans le choix des minotiers chargés de la production de farine. Un flou entoure aussi le choix des commerçants en charge de la distribution de cette farine dans les régions ciblées. 134 minoteries profitent de quotas fixés pour l’écrasement du blé tendre destiné à la production de cette farine. Ces quotas sont octroyés sans appel d’offres public. Ces moulins ont la latitude de choisir leurs commerçants agréés. Certains de ces acteurs créent un circuit parallèle pour la revente de la farine dans un marché secondaire, que nous appelons «le circuit parallèle de la farine subventionnée». Ce circuit illégal prive des familles dans le besoin d’une denrée de base, qui devait leur être destinée au départ.

Genèse d’une vitrine du Maroc

Sur les 603 projets proposés dans le cadre de l’appel d’offres, 30 candidats ont été pré-sélectionnés avant de retenir 10 projets bénéficiant de 123.000 à 300.000 DH de subvention, selon l’ampleur de la réalisation du projet. Les idées sont différentes, décalées, originales et permettent toutes de mettre en exergue les atouts que présente indéniablement le Maroc pour abriter la Coupe du Monde. Toutes sont une invitation à découvrir le Maroc autrement, à travers son histoire, sa culture, son ouverture.

Elles prouvent sa capacité, au delà des clichés et idées reçues, à accueillir cet événement planétaire. Ces vidéos démontrent, en outre, la mobilisation de toute une nation pour convaincre de l’importance d’organiser la Coupe du Monde 2026. Les différents témoignages qui s’expriment dans ces projets originaux pour convaincre autrement que le Maroc, nation de paix et de partage, est le meilleur candidat pour l’organisation de cet événement. Quelques heures seulement après la révélation des projets, la toile est déjà conquise par l’inventivité et la créativité des projets.

Révolte de la farine à Souk Sebt

Nous sommes à Souk Sebt Ouled Nemma, localité située à 75 km de Khouribga. Jadis appelé «Koweït» en référence aux transferts des émigrés originaires de la région, vivant surtout en Italie, cette localité de 52.000 habitants a sombré dans la pauvreté. 6,3% des habitants vivent dans la pauvreté, avec un taux de vulnérabilité élevé touchant 17% des résidents. En toute logique, à Souk Sebt, la demande sur la farine subventionnée est important. Le jour de notre présence coïncide avec une opération de distribution dans cette ville. Les femmes sont en première ligne pour obtenir leur sachet de farine de 50 kg estampillé «FNBT». Elles attendent impatiemment leur tour. Le sachet n’est pas gratuit: il coûte 100 DH, 50% moins cher que dans le circuit libre. Le camion-remorque du commerçant agréé arrive dans le quartier sous la supervision du moqqadem (représentant de l’autorité locale). Les conditions de distribution sont déplorables. L’horaire n’est jamais affiché à l’avance, les femmes attendent sous un soleil de plomb et les aides du commerçant agréé n’hésitent pas à les réprimander. Pourtant, pour Souk Sebt, cette distribution de la farine subventionnée est «une grande victoire», se réjouit Noureddine Khiyari, conseiller communal et militant associatif. Ce dernier a été l’instigateur de la «révolte de la farine» en 2013. «Depuis, les habitants ont constitué un comité de vigilance citoyenne pour traquer la farine subventionnée», explique cet élu sans étiquette politique. Si à Souk Sebt, les habitants ont pu remporter une bataille, dans d’autres régions du Maroc, l’omerta règne autour de la distribution de la farine subventionnée.

Dénoncer les fraudes : une entreprise périlleuse

Le point de départ de notre enquête était un appel téléphonique passé à une source du secteur de la boulangerie. L’homme, d’habitude loquace, ne l’est plus lorsqu’on lui pose des questions sur le circuit de la farine subventionnée. «Évitez ce sujet, c’est une véritable mafia», prévient-il, avant de raccrocher. Cette première source n’avait pas tort: évoquer les détournements du circuit de la farine subventionnée est une périlleuse aventure. Un commerçant (A.R), de la ville d’El Hajeb, en a fait l’amère expérience. En juin 2013, ce nouveau commerçant agréé dans la distribution de la FNBT subit un chantage de la part d’intermédiaires occultes. «J’ai demandé à maintes reprises à recevoir ma quantité, qui était de 22,6 tonnes. En vain», explique-t-il. Cet homme refuse d’accepter les conditions de ces intermédiaires. «J’ai décidé de déposer une plainte au niveau du parquet pour dénoncer ce chantage», se remémore-t-il. La police de cette ville du Moyen-Atlas, sur instructions du parquet, arrête un camion transportant 4 tonnes de farine subventionnée. Le véhicule venait de la ville voisine de Aïn Taoujdate. Selon les documents du dossier que nous avons consultés, la police constate que «ces quantités sont transportées hors du circuit légal». Rappelons ici que le transport de la FNBT se fait uniquement à bord de véhicules de la Société nationale de transport et de la logistique (SNTL), mandatée par l’État pour cette mission, ce qui permet de tracer les véhicules par GPS. Aux dires du chauffeur, le camion venant de Aïn Taoujdate se dirigeait vers le dépôt du commerçant (A.R). À la surprise générale, le dénonciateur de la corruption est devenu l’accusé principal, de même que deux intermédiaires. A.R est condamné par le Tribunal de première instance de Meknès à deux mois de prison ferme et à une amende de 20.000 DH. C’est le tollé général à El Hajeb. Une mobilisation conduit à la révision du jugement en appel. A.R est innocenté. Les intermédiaires écopent quant à de deux ans de prison ferme chacun et d’une amende de 20.000 DH. «Ce procès montre le fonctionnement du circuit parallèle de la farine subventionnée. Le commerçant est à la merci d’intermédiaires et de minotiers», accuse cette source. En épluchant les documents de cette affaire, nous découvrons les moyens utilisés par ce circuit pour détourner cette farine de ses vrais bénéficiaires. Un système bien huilé entre propriétaires de petits moulins et commerçants, qui permet de produire de fausses factures de livraison-réception des quotas. L’affaire d’El Hajeb avait mis à nu ce circuit. Un ex-commerçant agréé a accepté de nous parler, sous couvert d’anonymat : «Dans un premier temps, certains moulins ne fabriquent pas toute la quantité de farine subventionnée qui lui a été fixée. Une grande partie de la farine ne parvient pas aux commerçants», accuse-t-il. Et d’enfoncer le clou : «Le commerçant vend son quota qu’il doit distribuer aux habitants ciblés contre la somme de 4.000 DH. Il ne fait que signer un accusé de réception de la marchandise». Le blé est ensuite vendu plus cher aux boulangeries dites «populaires» des centres urbains. Nous n’avons pas pu accéder à des factures fictives émises lors de ce type d’opérations. Cependant, le dossier d’El Hajeb documente le processus. Des abus également confirmés par une ex-responsable de l’Office national interprofessionnel des céréales et des légumineuses (ONICL). Abdellah Ait Lqadi a travaillé de longues années au sein de l’office; il nous livre son témoignage : «Il arrive aussi que certains changent les sacs de farine de la FNBT par d’autres destinés au marché libre». Une affaire similaire avait éclaté dans la commune de Tlat Ouled, dans la province de Settat. Le dénonciateur avait filmé cette opération. Il a été à son tour poursuivi et condamné à de la prison ferme.

Cour des comptes : «Fraude à grande échelle»

Du côté du gouvernement, on reconnaît la relation «problématique entre moulins et commerçants». Dans une interview accordée aux «Inspirations ÉCO», Lahcen Daoudi, ministre des Affaires générales et de la gouvernance, affirme «qu’il y a une complicité entre les deux parties, et cette relation doit être revue». Les divers abus constatés dans le système de la FNBT ont été confirmés par trois rapports de la Cour des comptes en 2008, 2013 et 2014. Le rapport de 2008 avait réalisé une enquête sur ce circuit. Sur 15 commerçants visités par les magistrats de la Cour, seuls quatre avaient bien reçu leur quota. «La quantité totale de farine nationale de blé tendre non livrée correspondant à cet échantillon est de 4.582 quintaux, ce qui correspond à un montant de 685.619 DH de prime de compensation touché indûment par des minoteries», peut-on lire dans le document officiel. Les constats des magistrats amènent à une dure conclusion : «Ces constats témoignent de l’existence, à grande échelle, d’un circuit de fraude caractérisée où opèrent de concert plusieurs intervenants (minoteries, commerçants quotataires,…) et qui est animé essentiellement par les minoteries en vue de bénéficier de façon illégale de la prime de compensation». La situation tend-elle à changer, depuis 2008, comme l’avancent les différents responsables gouvernementaux rencontrés lors de notre enquête? Pour répondre à cette question, nous sommes retournés sur le terrain.

 

«Cachez ce document que je ne saurais voir»

La région Casablanca-Settat bénéficie de quantités importantes de FNBT. En juin/juillet 2018, 241.000 tonnes devaient être distribuées à Casablanca, Berrechid, El Jadida et Settat, selon les résultats de l’appel d’offres de l’ONICL destiné à l’achat de blé tendre. Ces quantités devaient être distribuées dans les communes pauvres et celles estampillées INDH des provinces citées. Pour avoir la liste des commerçants agréés de ces zones, nous nous sommes dirigés vers le service économique de la wilaya de la région Casablanca-Settat. Said Idrissi, chef du département des Affaires économiques, nous renvoie vers l’ONICL-Casablanca, tout en nous lançant une réponse déconcertante : «les quantités destinées à Casablanca sont infimes».

Pourtant, les documents de l’ONICL disent le contraire. La consultation des appels d’offres de l’office indique que Casablanca-Settat est la première région à bénéficier de la FNBT. Nous nous dirigeons ensuite vers le siège de l’ONICL pour obtenir cette fameuse liste. Après six visites à l’office, et malgré notre insistance, les responsables de l’ONICL de la ville blanche rechignent à nous remettre ce document, pourtant public. Par nos propres moyens, nous avons pu avoir accès à une partie de ladite liste. Elle indique trois adresses de commerçants agréés à Hay Moulay Rachid, Lahraouyine et Sidi Moumen.

Nous nous rendons à Sidi Moumen. Selon les témoignages de plusieurs sources associatives ainsi que des habitants du bidonville de Rhamna que nous avons visités, nulle trace de farine subventionnée. «Nous n’avons jamais bénéficié de farine subventionnée; pourtant, nous aurions souhaité accéder à une telle subvention», témoigne une femme de ce quartier périphérique. Nous continuons notre investigation au niveau de la région Casablanca-Settat, plus précisément dans la commune de Mzamza El Janoubia (province de Settat). Hassan est un acteur associatif local : «La farine subventionnée est inconnue dans la commune». Quand j’ai osé demander quel était le sort réservé au quota dédié à notre commune, j’ai reçu la réponse menaçante suivante : «On peut te ramener ton sac de farine, mais ne pose pas trop de questions». L’autre forme de fraude consiste en la hausse illégale du prix public de vente de la FNBT. La Cour des comptes de 2008, qui avait estimé les hausses illégales des prix à 30%.

 

 

Et les vrais bénéficiaires sont…

Face à ces pratiques où se mêlent fraudes, détournement du circuit de distribution et absence de contrôle, les responsables publics affichent des postures ambivalentes. Malgré nos nombreuses sollicitations, le ministre de l’Intérieur n’a pas répondu à nos questions, envoyées par fax. Pour sa part, le ministre Daoudi s’en remet aux citoyens auxquels il demande «d’être vigilants pour [les] alerter en cas de fraude». Un appel qui sonne comme un aveu d’impuissance. «Nous ne pouvons pas tout contrôler. Mais chaque année, nous mettons un nombre de minotiers et de commerçants sur une liste noire afin que leur quota ne soit pas reconduit», affirme-t-il. Nous avons demandé à obtenir cette liste; le ministre nous a promis de nous la remettre, une promesse jamais tenue. Quoi qu’il en soit, la mesure administrative à l’encontre des fraudeurs demeure temporaire, comme nous l’a confirmé le ministre lui-même. Les décisions de justice s’avèrent aussi peu dissuasives. Les affaires les plus récentes (Souk Sebt, El Hajeb et Sidi Bennour) ont souvent donné lieu à des jugements allégés allant de 2 mois de prison à deux ans. Du côté des minotiers, présentés comme une pièce maîtresse de ce puzzle, on adopte une attitude offensive. Chakib Alj, président de la Fédération nationale des minotiers (FNM), opte pour une stratégie de défense «à contre-courant», au sein même de sa propre profession. «Cette subvention ne fait que polluer le secteur. Nous demandons sa révision de fond en comble», martèle-t-il.

Au sujet des fraudes et autres manquements commis par des minotiers, Alj est circonspect : «Ces cas sont isolés ne concernent pas les minotiers». Nous avons rappelé au patron de la FNM les conclusions de la Cour des comptes ; il dit «ignorer l’existence de ces rapports». Cette position ne l’empêche pas de reconnaître «l’existence d’une rente dans le système actuel». Une rente qui profite aux 134 moulins bénéficiant d’un quota annuel de farine subventionnée. Ces industriels comme les commerçants sont assurés de recevoir leur part du gâteau, et les pauvres n’ont que peu de chance de recevoir leur sac de farine. 

*Cette enquête a bénéficié d’une bourse de 


Au Toubkal, on boycotte la «farine noire»

Dans un des villages de la commune rurale de Toubkal (province de Taroudant) les habitants ont décidé de boycotter la farine subventionnée cette année. «Les villageois n’acceptent pas qu’on leur remette une farine noire», proteste une source locale. Cette farine est qualifiée de «noire» en raison des déchets qu’elle contient. Dans certaines communes, elle est utilisée pour alimenter le bétail. «Il est vrai que la qualité fait défaut, mais cela n’est pas généralisé. Nous demandons à nos membres de refuser le blé s’ils estiment qu’il ne permettrait pas de produire une farine de qualité», propose Alj de la FNM. Il y a quelques années, le village de Takatert, toujours dans le Toubkal, est allé jusqu’à réaliser des tests de laboratoire pour prouver que cette farine était impropre à la consommation. Sans surprise, les résultats ont confirmé les craintes des villageois.


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