Les fantômes bien réels d’Azra Deniz Okyay
Dans Ghosts, la cinéaste Azra Deniz Okyay dissèque la Turquie d’Erdogan avec beaucoup de justesse et plonge dans le changement de ces dernières années. Une oeuvre cinématographique profonde qui a séduit la Mostra de Venise, puisque la réalisatrice turque repart avec le Grand Prix de la Semaine de la critique.
La caméra, toujours posée là où il faut, suit trois femmes et un homme en quête de liberté, de vérité, de réalité. Une caméra qui ne juge pas et qui n’en fait jamais trop. Les corps sont libres, les âmes sont présentes, les voix sont fortes mais les traditions, les clichés, le pays en changement provoquent, défient, bloquent. Dans Ghosts, la réalisatrice Azra Deniz Okyay nous plonge dans une Turquie aux mille visages, où l’on peut être pieux tout en étant dans l’illégalité, où l’on a du mal à être femme, jeune, militante, passionnée. L’histoire tourne autour de Dilem, parfaitement incarnée par la talentueuse Dilayda Günes, danseuse qui rêve de faire de sa passion un métier, mais qui enchaîne les petits boulots. Elle participe à des manifestations anti-gouvernement presque machinalement et sans conviction, juste motivée par la passionnée Ela, incarnée par l’actrice Beril Kayar. Elle croise le chemin d’Iffe, interprétée par Nalan Kuruçim, dont le fils est en prison. Convaincue de son innocence, elle plongera elle aussi pour tenter de le sauver. Quant au seul protagoniste masculin, Rasit, celui-ci est corrompu jusqu’à la moelle, essayant de tirer profit des réfugiés syriens. Un rôle incarné par le charismatique Emrah Özdemir.
La danse des loups
Dans ce film mosaïque, impressionnant de sophistication, il est presque impossible de croire qu’il s’agit d’un premier long métrage. Style, précision, âme, tout y est. Les personnages sont bien décrits, la narration est fluide, les plans sont maîtrisés. Azra Deniz Okyay filme ses protagonistes comme elle filme la vie, et capture la promesse d’un avenir meilleur promis par un gouvernement qui a offert l’exact contraire. Un tourbillon d’émotions qui emprunte un cercle vicieux intense où seul l’espoir pourra sauver ces âmes en peine, perdues à Istanbul dans un futur proche. La réalisatrice choisit de raconter le film un 26 octobre 2020. Une journée qui promet d’être longue pour les personnages. Azra Deniz Okyay porte un regard à la fois bienveillant et critique sur une Turquie qu’elle aime, qu’elle quitte pour faire ses études à Paris où elle se réfugie pendant dix ans, avant de rentrer en 2010 pour contribuer au changement. Elle assiste au chaos d’un pays plein de promesses et se plonge dans l’écriture comme pour exorciser ses démons, ses fantômes. Cela donne naissance à un Ghosts habité, où la danse finit par libérer malgré tout. Une danse de la mort, une danse de la vie, une danse d’espoir pour toutes ces générations qui vivent dans l’entre-deux ; l’entre-deux-mondes, l’entre-deux-rives, l’entre-deux-sociétés, prisonniers des traditions et de la modernité, du passé et du futur, de la révolution et de la révélation. Un film d’une grande intensité, une œuvre courageuse qui place Azra Deniz Okyay dans le cercle fermé des cinéastes de demain. D’un demain libre, radical et vrai.
Jihane Bougrine / Les Inspirations Éco