Interview: Alaa Eddine Aljem à bâtons rompus
Loup solitaire, il se dit habitué à l’isolement mais pas au confinement forcé. Réalisateur de talent, Alaa Eddine Aljem a eu une année 2019 Rock’n roll depuis l’avant-première de son premier long métrage «Le miracle du saint inconnu», coup de cœur de la Semaine de la critique de Cannes. Entretien…
En tant que réalisateur et scénariste, est-ce le moment de tout oublier ou de travailler plus en attendant que cela passe ?
C’est étrange car plusieurs fois dans ma vie je me suis retrouvé sans pour autant y être forcé à rester chez moi deux à trois semaines en sortant un jour sur deux faire des courses et marcher. Je pense à mon premier Noël en Belgique où je ne connaissais pas beaucoup de monde et le peu de gens que je connaissais rentraient chez eux passer les fêtes en famille et fuir si possible la neige et le froid belge. Dans mon enfance également, l’été, mes parents travaillaient et n’avaient personne pour s’occuper de mes soeurs et moi, du coup on restait seuls à la maison enfermés à clé et ma soeur âgée de quelques années de plus que nous, veillait sur nous jusqu’au retour de nos parents à midi et à 18H. C’était presque devenu un mode de vie pour moi, j’aime beaucoup être chez moi ou m’assoir quelque part, lire, écrire et regarder les gens. Ce n’est que maintenant avec cette crise sanitaire que je découvre que mon mode de vie a un nom : «le confinement».
En quoi celui-ci est-il différent ?
J’essaie donc de travailler, de lire, écrire et me reposer d’une année chargée de voyages mais c’est difficile. Je sens la peur et l’angoisse des gens autour de moi, ce qui finit par me toucher et plus que le virus lui-même qui sans minimiser sa dangerosité ne m’effraye pas tant que ça car j’ai confiance en la vie et en la capacité de l’homme à surmonter toute les épreuves. Il y a une leçon pour nous derrière tout ça, il faut qu’on sorte de cette expérience plus fort qu’on n’y est entré…C’est surtout l’incivilité de certains et l’hystérie d’autres qui me touchent. J’ai une profonde pensée pour tous ceux qui se retrouvent sans travail en cette période ou qui vont souffrir des conséquences économiques de cette crise sanitaire une fois passée…Je pense à ça en ce moment, ça m’occupe l’esprit. J’essaie d’imaginer les différents scénarios…Peut-être que je suis dans une première phase, celle de vivre, observer et ressentir des choses et il y aura une deuxième qui sera celle de concevoir, penser et mettre en récit…Pour le moment, je n’arrive pas vraiment à être dans une énergie de travail alors que tout est à l’arrêt autour de moi.
En quarantaine, quels sont les livres que vous reliriez avec plaisir et pourquoi ?
Je pense que je lirai quelque chose de léger qui me rapprocherait du monde que je connais, du fait d’observer les gens, quelque chose qui se lit vite et facilement, je relirai les Vernon Subutex ou quelques choses du genre. Je relirai probablement Khalil Gibran et Rumi, je pense à «Le prophète» en particulier, il y a quelque chose là-dedans qui me fait planer et me sentir à niveau au dessus des problèmes terrestres. Je pense d’ailleurs que dans ces moments de quarantaines et de crise, c’est là qu’il faut travailler sa spiritualité, s’aligner et se réaxer. Transcender sa peur et ses craintes. La peur et l’amour sont deux fréquences assez proches, j’espère que les gens feront le passage assez rapidement de l’une à l’autre.
Quelle est la musique qui vous ferait oublier l’isolement ?
J’écoute un peu de tout. Beaucoup de Rock je dois dire mais j’écoute de tout. Je suis un grand fan des Pink Floyd, d’Éric Clapton… J’écoute ça !
L’artiste ou les artistes auxquels vous vous identifiez en ce moment ?
Elia Suleiman. Il y a ces images des rues du monde vide dans «It must be heaven» qui résonnent bien avec la situation actuelle. Les images d’une Palestine et des palestiniens sous surveillance dans «Le temps qu’il reste» du même réalisateur. Il y a quelque chose de similaire là à ce qu’on vit là dedans même s’il ne s’agit pas de force occupante mais d’un état d’urgence, de contrôle et de restrictions.
Quels sont les films qui vous feraient voyager… ?
En ce moment je suis à fond sur «Stranger than paradise», va savoir pourquoi mais je revois en boucle ce film. Je regarde aussi des films pour enfant avec mon fils de 5 ans et tous les Charlie Chaplin et Buster Keaton. Mon fils est un grand fan, ça me permet de les revoir et d’en profiter avec lui en cette période de confinement.
Les séries à regarder en ce moment.
De léger, je dirai «Fleabag» ou encore just «The end of the fucking world»…De vraiment bien, «Chernobyl» (sans vouloir faire de parallèle ) «Fargo», «Watchmen» et l’éternel «Six feet Under» …
Un tableau qui vous ferait tout oublier…
Regarder par ma fenêtre et voir la vie reprendre son cours normal, les magasins ouverts, les terrasses des cafés remplies, les touristes qui se baladent, le gardien de voiture qui se dispute en bas de chez moi, le camion de gaz qui balance les bonbonnes de gaz l’une sur l’autre et Francesca (ma femme) qui a peur qu’un jour ça explose…Le quotidien offre certains des plus beaux tableaux.
Une chanson qui vous ferait danser quoi qu’il arrive ?
Je ne suis pas bon danseur. Jeune quand mes amis me trainaient en boîte de nuit, je m’endormais en pleine soirée sinon je suis celui qui se tient au bout de la piste de danse et regarde les autres danser, surtout ceux qui ne savent pas danser ou ceux qui dansent seul, ou moitié-saoul à danser avec leur propre reflet dans le miroir quand il y en a un et faire des signes du pouce au DJ à chaque chanson comme pour valider son choix…
Ce qui vous fait toujours rire ?
Mon fils. Il a un sens de l’humour assez développé pour son âge mais j’avoue ne pas être objectif.
Les inspirations du moment ?
«Stranger than Paradise». Je fais souvent des fixations sur des films ou des auteurs, ça m’arrive souvent. En 2014, j’avais fait une fixation sur «Gerry» de Gus Van Sant et j’avais écrit un film qui s’en inspirait… Que j’ai finalement réalisé dans une forme courte (30 minutes)…
Qu’est-ce que cela pourrait vous apprendre sur l’artiste que vous êtes ?
Que j’ai besoin de peu pour être heureux. Tant que je suis bien portant, que ma famille et les gens autour de moi vont bien et qu’il y a un peu de soleil, je suis heureux.
Êtes-vous du genre à organiser et planifier vos journées de confinement ou à vous laisser guider ?
Je n’organise rien du tout en ce moment, je ne sais même plus quel jour on est. Je me fixe des objectifs avec des deadlines, j’essaie d’écrire, d’arriver à une étape dans l’écriture pour telle et telle date, c’est tout. Les seules choses que je prévois et organise ce sont mes activités avec mon fils. On a un mois pour finir un livre, on lit donc un peu le matin et un peu le soir avant de dormir et à 16H un jour sur deux, on fait du sport à la maison et le matin sa mère ou moi, un de nous deux lui fait un atelier d’écriture/lecture, dessin ou peinture…comme s’il était à l’école.
Quelle serait une journée type idéale ?
Me réveiller tôt, boire un thé et écrire.
Jouer avec mon fils.
Cuisiner quelque chose de léger et manger.
Lire en buvant un café.
Écrire.
Passer du temps en famille.
Cuisiner.
Lire ou voir un film ou une série.
Dormir.
Quelles sont vos astuces pour passer le temps ?
Ne pas y penser.
À quel point l’isolement bénéficie à la créativité ?
Pas trop pour le moment. L’isolement par choix pourrait l’être mais de force et dans le contexte actuel, c’est un peu dur. Je peux sentir la peur et les craintes des gens autour de moi. Il y a beaucoup d’inconnus dans cette histoire et puis cette situation révèle à la fois ce qu’on a de bien dans cette société et ce qu’on a de mauvais. Il y a un élan de solidarité et un regain de confiance en une partie de la classe dirigeante et les corps constitués du pays mais de l’autre côté il y a une classe de gens qui profite de cette situation et de la peur des gens pour vendre leur idéologie ou pour monter une partie du peuple sur l’autre. Cela m’attriste par exemple de lire les demandes de certains de supprimer les fonds pour la culture et le cinéma sous prétexte que dans des crises pareilles, on se rend compte que ça ne nous sert à rien…Ce type de raisonnement montre le manque d’éducation et le niveau intellectuel d’une partie de la population. Élever les goûts, se révolter contre la médiocrité de certains produits dit culturels ou divertissants est quelque chose de concevable mais être dans une fermeture totale nous emmènera des années en arrière.
Vous découvrez-vous de nouvelles passions ?
Non, juste celles que je me connaissais déjà.
Qu’est-ce qui vous rend zen ?
Le sourire de mon fils.
Quels enseignements devons-nous tirer de cette période exceptionnelle ?
Il faut bâtir sur cet élan de solidarité. Si le pouvoir continue à gérer convenablement la situation et qu’on arrive à s’en sortir avec le moins de mal possible, il bénéficiera d’une grande part de crédibilité auprès du peuple dans ses différentes classes sociales, idéologiques et politiques. Ce serait le moment d’utiliser ce crédit pour construire le Maroc de demain. Un Maroc un peu plus équitable, autosuffisant dans les secteurs vitaux et donner une grande importance à la santé et à l’éducation (école publique, art et culture…) au lieu de continuer dans une libéralisation à tout va et où pour se soigner convenablement il faut avoir les moyens de payer et pour éduquer ses enfants convenablement, il faut payer une fortune à des écoles privées car l’école publique est une catastrophe. On est dans un pays où l’éducation et la santé sont des privilèges alors qu’ils sont censés être un droit. L’accès à la culture est également un droit et contrairement à ce que beaucoup pensent, ce n’est pas un secteur secondaire, ça fait partie de l’éducation. Ce que l’État investit en art et en culture le gagne en civilité et sécurité et Dieu sait que les problèmes d’incivilités sont récurrents dans notre société.