Anthony Bajon et Karim Leklou : « Un festival est une parenthèse enchantée! »
Anthony Bajon et Karim Leklou.
Comédiens
Dans La Troisième guerre de Giovanni Aloi, Anthony Bajon et Karim Leklou incarnent des militaires, à Paris. Un film où la guerre est racontée différemment, «à la française» voire «à l’européenne». Il n’y a ni bombardement, ni char : il y a des gares, des métros, des manifestations. Les militaires se sentent inutiles, invisibles, ils ne peuvent intervenir lorsqu’il y a danger même s’ils représentent l’autorité. Le réalisateur italien en fait une intéressante analyse dans ce film en compétition à la Mostra de Venise du 2 au 12 septembre, dans la section Orizontti. Rencontre avec deux surdoués du cinéma français, heureux de participer à une édition particulière du festival.
Comment êtes-vous entré dans la peau de vos personnages ?
Anthony Bajon : On a eu des intervenants, anciens militaires, qui ont pu nous guider, nous donner des informations, concernant les mouvements, le port d’armes, des choses essentielles pour nous et nos personnages.
Karim Leklou : On a eu la chance de travailler sur le scénario, en plus de l’aspect technique. On a eu des supports comme avancer en tant que sentinelles. On a fait des séances collectives avec Leïla Bekhti et le réalisateur. Cela nous a aidés à préciser toutes les intentions des personnages. On a essayé, dès l’écriture, de créer un esprit de cohésion de corps qui nous a beaucoup servi pour le film.
Anthony Bajon : C’était aussi une manière de nous faire confiance que de nous demander notre avis sur le scénario, sur les dialogues. J’ai le souvenir de Leïla Bekhti, qui a fait plus de films que nous, qui avait un avis tranché et aiguisé sur la manière de lire un scénario. Moi, par exemple, comme novice, c’était une manière d’évoluer avant même le tournage aux côtés de Karim et Leila et de me dire que je suis «avec le top niveau» ! (Rires)
Était-ce facile de faire confiance à un réalisateur dont c’est le premier film? Est-ce la même approche ? La même façon de travailler ?
Karim Leklou : Cela ne change rien pour moi. Si l’on avait la recette de la magie d’un film, on verrait les grands réalisateurs faire toujours de grands films, ce qui n’est pas le cas. L’univers des premiers films est intéressant, il y a beaucoup de créativité, une nouvelle voix qui s’exprime. Ce n’est pas l’âge ou l’expérience qui donnent de la valeur à tout cela. Travailler avec Giovanni, c’est travailler ensemble et c’est très plaisant. Il y a eu beaucoup d’implication.
Anthony Bajon : Souvent, un premier film, c’est une part d’un réalisateur, sa jeunesse ou un bout de sa vie qui s’exprime. Finalement, c’est ce qu’il y a de plus viscéral et, du coup, de plus intéressant pour les comédiens. Après, peut-être qu’il ne sera pas le plus abouti au niveau technique. Mais souvent, les premiers sont les plus habités, et cela est très intéressant pour nous.
Y a-t-il eu une scène plus intense que d’autres ?
Anthony Bajon : La scène de fin a été très longue et laborieuse. Je me souviens avoir eu beaucoup, beaucoup, beaucoup de respect pour Karim le jour de la scène de la baston ! C’était vraiment très physique. Ce jour-là, je me suis dis qu’il y avait vraiment de grandes partitions, je me souviens avoir vécu très intensément cette scène-là.
Karim Leklou : Avec cette scène, je me suis rendu compte que j’étais une vieille dame (rires) ! J’ai commencé ce métier il y a huit ans, et j’ai toujours aimé les scènes comme celles-ci. Je trouve que cela permet de se vider la tête, de manière presque animale. Mais le lendemain, j’ai eu tellement de courbatures ! La scène de fin était, en effet, très intense. J’étais en observation, j’étais impressionné par la répétition de cet effort.
Comment s’est opérée la cohésion de groupe ?
Anthony Bajon : On n’avait pas beaucoup de temps de préparation et encore moins avec les personnages dits secondaires. Mais cela s’est fait très vite. C’était la course à la blague. C’est peut-être pour ça que cela s’est fait très vite, on était vraiment là les uns pour les autres. Cela a renforcé les liens.
Karim Leklou : Je l’ai vécue de la même manière. Une cohésion s’est vraiment opérée durant le tournage, on se transmettait une belle énergie et, au-delà, de la bienveillance, on essayait de faire le film le plus juste, le meilleur film possible. La camaraderie s’est créée naturellement. À l’image de notre metteur en scène, qui est très généreux. Pour lui, il n’y a pas de rôle prétexte, il n’y a que des rôles importants et j’ai l’impression que son tempérament a permis au tournage de se passer dans les meilleures conditions. Il fédère toute l’équipe derrière lui.
Justement, quel genre de réalisateur est Giovanni Aloi ?
Karim Leklou : Il y a beaucoup de travail en amont, j’ai été très surpris de ce travail au scénario, autour de la table. Pouvoir participer aux discussions nous a donné un bagage avant d’arriver sur le plateau. C’est très agréable de travailler avec lui parce qu’il est d’humeur régulière. Il ne monte pas dans les tours, il ne s’énerve pas. Il dirige par touche. Il cherchait, pendant les scènes, un sentiment de vérité. Il laisse libre cours à la créativité des acteurs.
Anthony Bajon : Rien de plus vrai : il dirige par touche, en effet. Scène par scène, avec beaucoup de précision.
Ressent-on la force du scénario à sa lecture ?
Anthony Bajon : Je lis toujours les scénarios deux ou trois fois. J’ai lu celui-ci deux fois. Il y a trois raisons pour lesquelles je fais des films : le réalisateur, le scénario et les acteurs. Il peut y avoir deux raisons sur trois, mais il faut qu’elles soient très fortes. J’ai beaucoup aimé le scénario et mon agent m’a annoncé que c’était Leïla Bekhti et Karim Leklou qui jouaient Aïcha et Hicham. Il faut vraiment être fou pour dire non… (rires). Le scénario était déjà fort et, quand le casting a été annoncé, il n’y avait plus de place pour le doute.
Karim Leklou : J’étais très heureux de savoir que Leïla et Anthony étaient de la partie. Et j’ai aimé le scénario dans le sens où, pour la première fois, on avait une façon française, européenne, de faire la guerre. Des hommes qui restent au niveau des gares, qui ne vivent pas l’armée dans sa vision fantasmée, il y a donc beaucoup de frustration. Ce n’est pas tant exploré que cela.
Qu’avez-vous appris, sur le plan humain, de ce scénario, de ces personnages ?
Anthony Bajon : Qu’ils sont des êtres humains, pleins de rêves et sensibles. Qu’ils ont fait ce métier par passion, pour être des héros. Ils sont affectés par le fait de ne pas avoir le droit d’intervenir, s’ils assistent à un délit. Ils représentent quand même l’autorité. C’est très compliqué pour eux. Ils nous en ont fait part.
Karim Leklou : Lorsque je les ai rencontrés, j’ai réalisé que ce sont de gens qui viennent de mon milieu, de la banlieue, des classes populaires, pour défendre la patrie. Et pour être tout à fait honnête, je passe devant eux comme s’ils n’existaient pas. Cela m’a beaucoup fait réfléchir. En plus, quand on parle de guerre invisible, il y a quelque chose qui résonne avec la guerre sanitaire que l’on vit aujourd’hui…
Comment vit-on une avant-première comme celle-ci, dans le contexte actuel ?
Anthony Bajon : C’est toujours aussi vertigineux d’entrer dans une salle qui vous applaudit avant même d’avoir vu le film. C’est dur de se voir, de voir des plans serrés, la caméra proche de soi, de s’écouter et de voir si la voix est juste, si le corps suit, de voir un résultat qui ne nous appartient pas. C’est éprouvant, une avant-première.
Karim Leklou : En plus, dans ce genre de cadre, il y a beaucoup d’appréhensions. Après, il y a un plaisir formidable, celui de rencontrer des gens et de parler cinéma. Dans le contexte actuel, on retrouve un certain plaisir de faire du cinéma. Il faut savoir apprécier le moment présent.
Les festivals ont joué un rôle déterminant dans vos carrières respectives. À quel point cette édition, tenue malgré tout, est-elle importante ?
Anthony Bajon : Après le confinement, l’isolation, la rencontre avec le public est belle. On a très peur. Eux sont exigeants. J’aime les festivals pour le rapport, la proximité qu’ils offrent avec le public. Célébrer le cinéma, c’est fantastique. On rêve de ça depuis tout petit. Quand on fait un film, on a des doutes, on ne sait pas où on va. On ne sait pas ce que le film va devenir et, lorsqu’il est sélectionné en festival, on respire mieux. On se dit qu’il a plu. C’est rassurant.
Karim Leklou : C’est un métier au départ que l’on fait par rêve. Pouvoir vivre un moment ensemble pour célébrer la sortie d’un film, c’est magique. Souvent, je me dis que les festivals sont des parenthèses enchantées. Celui-là l’est encore plus, dans le contexte actuel.
Jihane Bougrine, DNES à Venise / Les Inspirations Éco