Réforme fiscale. Les lobbies en ordre de bataille

Professions libérales, agriculteurs, commerçants, patrons d’écoles privés, plusieurs secteurs se dressent pour revendiquer un traitement fiscal spécifique. Face à ces puissantes corporations, la réforme fiscale est-elle déjà menacée ?
Il est le parfait rentier marocain. De part ses responsabilités publiques, il a été invité à l’ouverture des Assises de la fiscalité, le 3 mai dernier. Cet homme politique, businessman et dirigeant sportif jongle entre ses multiples casquettes au gré des opportunités (l’hamza). Alors qu’Ahmed Reda Chami, président du Conseil économique social et environnemental (CESE) appelait à une «rupture avec l’économie de rente et une rupture avec les passe-droits», notre rentier quittait la salle en toute sérénité. Ce rentier détient des permis d’exploitation de carrières et dirige une myriade d’entreprises. Parmi les 2.000 participants à ces assises, beaucoup comme lui, font partie de puissants lobbies souvent opposés à une réforme fiscale, instaurant de «grandes ruptures». Zakaria Fahim est président de la Commission «TPE-PME, GE-PME et auto- entrepreneur» à la CGEM, il assume son rôle de lobbying : «Notre mission est d’interpeller via la presse, l’opinion publique pour expliciter notre doctrine. Notre mission est de défendre les intérêts des entrepreneurs et on le fait savoir ». Les 100 recommandations de ces 3e Assises tenues les 3 et 4 mai ont-elles des chances de se concrétiser ?
Des agriculteurs mobilisés
Le 3 mai à 14 h, le premier panel consacré au thème «Fiscalité et modèle de développement» se termine. Place aux interventions dans la salle. Lahbib Bentaleb, président de la Fédération des chambres d’agriculture, est le premier à prendre la parole. Le chef de file des agriculteurs et homme politique fustige le «manque de considération à l’égard du secteur agricole» et exige «l’exonération de la TVA pour les petits agriculteurs ». Longtemps défiscalisé, le gouvernement a décidé de réintroduire une taxation graduelle du secteur primaire depuis 2013. Un premier échéancier est proche: En 2020, le seuil de fiscalisation des entreprises agricoles passera de 30 à 5 MDH. Un président d’une des plus importantes fédérations du secteur affiche la couleur : «L’opinion majoritaire est pour le maintien du statu-quo». À l’opposé, Mohammed Benchaaboun, ministre de l’Économie et des finances, appelle à l’exemplarité de l’État : «si l’État se veut exemplaire, il doit respecter ses engagements. Il ne faut pas remettre en cause ce processus graduel. D’autant plus que le seuil d’exonération de l’agriculture reste au dessus de celui pratiqué dans d’autres secteurs».
L’enseignement privé gourmand
Le secteur de l’enseignement privé fait partie des secteurs bénéficiant d’un traitement fiscal avantageux. L’État avait décidé de défiscaliser en partie le secteur à partir de 2007. Une situation qui dure dans le temps. Interrogé par Les Inspirations ÉCO, Said Amzazi, ministre de l’Éducation nationale, joue les VRP du secteur : «le secteur privé est notre partenaire. Il offre une prestation qui est un prolongement du service public. Pour cette raison, la loi-cadre sur l’enseignement prévoit des incitations fiscales». Le patronat du secteur privé veut encore plus. Lors de leur dernière AG, la Ligue de l’enseignement privé au Maroc a appelé à davantage de soutien de la part de l’État. Un appel en contradiction avec la nouvelle politique annoncée par le ministère des Finances qui souhaite réévaluer et limiter les incitations fiscales.
Les commerçants revendicatifs
Dans cette future réforme fiscale, il faut compter aussi avec le secteur du commerce. Ce secteur est vital pour l’économie, 2e employeur au niveau national avec 13,8% de la population active. Déjà en janvier dernier, les acteurs du secteur ont démontré leur capacité de nuisance, créant au passage une crise au sein de la majorité gouvernementale. Le ministère de tutelle tente désormais de structurer les revendications des commerçants. Un forum s’est tenu en avril dernier dans ce sens. Moulay Hafid Elalamy, souvent rattaché au secteur de l’industrie souhaite s’investir encore plus dans l’appui au secteur du commerce. Il a d’ailleurs présenté les recommandations du Forum marocain du commerce lors des assises. «Le système fiscal est considéré par la majorité des commerçants comme un facteur contraignant pour la bonne gestion de leurs affaires», résume le ministre de l’Industrie, de l’investissement, du commerce et de l’économie numérique. La fiscalité arrive ainsi comme première préoccupation des commerçants avec un objectif majeur : «la révision de la fiscalité générale du secteur du commerce intérieur». Nabil Nouri, président du Syndicat national des commerçants et professionnels martèle son message principal : «La fiscalité actuelle ne reflète pas la capacité contributive de la majorité des commerçants. Nous sommes prêts à payer l’impôt mais qui équivaut à notre revenu réel». Face à ces multiples réticences, Fahim rappelle l’urgence de la situation : «il faut comprendre que la rupture n’est plus dans les discours, elle doit être dans l’action. Dans cette nouvelle étape, nous disposerons d’une instance, d’un suivi et d’une gouvernance de la fiscalité. Chacun doit assumer ses responsabilités». La balle est dans le camp du gouvernement…
Le secteur privé sur-représenté ?
«Je regrette que des secteurs ont été sur-représentés lors de ces Assises. Nous avons beaucoup trop écouté la voix des corporations et du corporatisme», observe Abdessamad Saddouk, membre de Transparency Maroc, qui déplore aussi l’absence d’une représentation significative de la société civile. Un constat confirmé par les chiffres. Sur les 49 intervenants des cinq panels, on compte 19 représentants du secteur public (ministères, CESE, DGI, ADII, etc.) et 14 représentants du secteur privé (CGEM, Experts-comptables). La société civile (ONG et syndicats) n’a été représentée que trois fois alors que les universitaires à cinq reprises. Les différentes corporations du secteur privé ont, en effet, monopolisé quasiment le tiers du temps de parole de ces assises (28,5%).