Najib Akesbi: “Le Maroc a perdu sa souveraineté fiscale”
Najib Akesbi.
Économiste à Institut agronomique et vétérinaire (IAV) de Rabat
Najib Akesbi décortique les différentes recommandations des 3èmes Assises de la fiscalité et appelle à joindre la parole à l’acte pour mettre fin aux défaillances de l’actuel système fiscal.
Najib Akesbi est un des spécialistes reconnus de la fiscalité au Maroc. Ce thème de recherche est une de ces «obsessions» de scientifique, au même niveau que les politiques agricoles et les Accords de libre-échange. Dans cette interview, il livre une analyse qu’il qualifie «d’objective» et «réaliste» des dernières conclusions des Assises de la fiscalité. Pragmatique, Akesbi applaudit les recommandations de 2019 : «en lisant ces recommandations, on peut que se dire que globalement on va vers le bon sens». Observateur avisé des différentes réformes fiscales surtout menées dans les années 80 et 80, le retour la suppression de certaines dispositions fiscales dans les années 90. Avec le recul d’un économiste ayant accompagné la réforme fiscale depuis trois décennies, il appelle à lire «les recommandations avec beaucoup de précautions. L’expérience de 2013 est là pour nous le rappeler. Les réformes entreprises depuis 2013 ont rendu le système fiscal encore plus inefficace, injuste et régressif». Il demeure vigilant : «il ne faut pas reproduire le scénario de 2013. Sur plus de 60 recommandations, seules quelques unes ont été adoptées. Elles concernent une seule catégorie qui a toujours profité du système fiscal marocain : Le patronat, les détenteurs des hauts revenus et du capital, en résumé la CGEM». Akesbi n’hésite pas à fustiger la place trop importante prise par la CGEM dans le débat : «la confédération patronale demeure omniprésente et omnipotente sur les questions fiscales depuis longtemps». Pour la mise en oeuvre des recommandations, Akesbi insiste sur «l’engagement sur le respect de la loi, l’égalité devant et par l’impôt, imposition du patrimoine non productif, sont des principes à saluer. Maintenant, il faut joindre l’acte à la parole»
Pour éviter le scénario des Assises de 2013, le gouvernement a annoncé une loi de programmation fiscale. Quelles chances ce texte a-t-il de voir le jour durant cette législature?
L’une des erreurs commises lors de ces Assises était de ne pas inviter les partis politiques et les organisations de la société civile à donner leurs avis sur le sujet, dans le cadre d’un des panels. Car in fine, la loi-cadre va devoir passer par le Parlement. Les Assises auraient pu profiter de l’occasion pour permettre aux partis politiques disposant d’une vision sur le sujet de s’exprimer, alors qu’ils sont taxés -à tort- de ne pas avoir de propositions. Maintenant, pour ce qui est de la formulation de la loi-cadre, cette dernière demeurera un texte comportant des principes généraux. Elle pourra contenir des formulations ambivalentes exprimant la chose et son contraire. Avec un texte de ce genre, un accord politique peut être trouvé. Mais l’enjeu central concernera les lois de Finances pour les cinq prochaines années. Introduire l’impôt sur le patrimoine improductif et la révision à la hausse de l’IR sur les hauts revenus… cela n’est pas gagné d’avance. Ni la réalité politique, ni les rapports de force n’ont changé; je ne vois pas par quel miracle les recommandations les plus audacieuses pourraient être adoptées. La force des lobbies et des groupes de pression feront barrage à ces réformes.
Le ministère de l’Économie et des finances a pourtant affiché sa détermination…
Au-delà des paroles, le véritable enjeu sera de traduire ces recommandations en actes. Le vrai baptême du feu sera celui de la loi de Finances 2020. Le réalisme me pousse à être sceptique quant à la capacité du système politique à entamer ces réformes dans un contexte où les groupes d’intérêts, qui conduisent le système fiscal depuis des décennies, renonceraient à leurs privilèges et avantages fiscaux. Je rappelle que si les recommandations sont appliquées, cela constituera un réel hara-kiri pour les nantis du système fiscal marocain.
La fiscalité des professions libérales a été au cœur des débats. N’a-t-on pas accablé cette catégorie de tous les maux du système fiscal?
Cette technique est connue. On braque les projecteurs sur un sujet pour ne pas trop s’intéresser à un autre. Pendant de longues années, c’était l’informel qui servait de sujet de diversion, évitant ainsi de parler de l’évasion fiscale dans les grande et moyenne entreprises. L’économie de survie ne peut pas constituer une base imposable. Maintenant, pour les professions libérales, il faut prendre acte de quelques évidences: les professions ne s’acquittent pas de leurs impôts de manière régulière et transparente. Le professionnel libéral qui dira le contraire ne pourra pas être pris au sérieux. Bien sûr, il existe des exceptions et variantes au sein des professionnels libérales. Il n’en demeure pas moins que les problèmes de la fiscalité au Maroc ne peuvent être réduits à ce sujet. On ne peut pas nous faire oublier l’essentiel.
Dans ce cas, quel est le véritable sujet de la réforme fiscale?
L’élargissement de l’assiette fiscale est LE véritable enjeu. Le problème au Maroc n’a jamais été celui des taux, mais bien celui de l’assiette. Les taux au Maroc «aboient mais ne mordent pas». Quand deux tiers des entreprises s’arrangent pour déclarer des bénéfices nuls ou des déficits, il ne sert à rien de se disputer au sujet des taux. Ces entreprises ne sont jamais soumises à l’impôt. De qui se moque-t-on? Idem pour le secteur agricole, grand absent des débats de ces Assises.
Pourquoi le gouvernement n’arrive-t-il pas à élargir l’assiette fiscale?
Ceci s’explique par le laxisme des textes sur l’IS qui permettent mille et une possibilités de déduction et de calcul de revenus non imposables, rendant possible cette évasion légalisée. Une entreprise peut recourir à ces manœuvres avec l’aide d’un bon expert-comptable ou d’un comptable agréé. Il faut mettre fin à cette situation, traquer ces entreprises et leurs pratiques. Mais ni la CGEM, ni les professionnels œuvrant dans ce domaine, qui se font de l’argent au moyen du business de l’optimisation fiscale, n’ont intérêt à s’intéresser à ce sujet.
Une des recommandations consiste à baisser les taux de l’IS. N’y a-t-il pas de risque pour les équilibres budgétaires?
On trompe les gens en faisant croire que le problème fiscal est celui des taux de l’IS. Je le répète: le problème au Maroc est celui de l’assiette. Même avec un taux de 90%, les entreprises au Maroc s’arrangent pour présenter aux impôts une base imposable égale à zéro. L’autre escroquerie intellectuelle consiste en la comparaison internationale des taux de l’IS pour nous dire que le taux de 30% au Maroc est élevé. Cet exercice ne rime à rien. Les statistiques de la DGI montrent que 80% des entreprises imposables sont cantonnées au taux de 10%. La comparaison de l’IS au Maroc et en Irlande ne tient donc pas du tout. Enfin, le gouvernement a conditionné la baisse des taux à l’élargissement de l’assiette. Maintenant, le gouvernement ne fait rien pour élargir l’assiette.
Le Maroc s’apprête à retirer des avantages fiscaux offerts dans les zones franches d’exportation et à CFC. Quelle lecture faites-vous de cette décision voulue par l’Union européenne?
Cette affaire nous montre à quel point nous avons perdu notre souveraineté fiscale, notre souveraineté tout court. Nous ne sommes plus libres de nos choix. Mais ce qui est terrible, ce que nous ne sommes plus en cohérence avec des choix qui nous ont été dictés, il y a vingt ans de cela. Entre-temps, ceux qui nous ont imposé ces choix ont changé d’intérêts et de stratégie… et nous sommes obligés de les suivre. Les choix cinquantenaires du Maroc consistaient à tabler sur le secteur privé et sur une ouverture à l’international assortie de la promotion de l’export. Des mesures fiscales (abattements, exonérations, banques offshore) ont été prises pour traduire ces choix, et ces décisions sont au service du modèle d’un développement. Pendant ce temps-là, l’Europe a connu une crise, elle fait face à l’érosion des bases d’imposition avec l’évasion des GAFA. L’UE a élaboré de nouvelles règles en fonction de ses propres enjeux ; or, nous n’avons pas les mêmes intérêts. Si on est cohérents, on ne doit pas suivre les mêmes choix. Nos intérêts sont divergents. Mais qu’à cela ne tienne: nos choix devront s’aligner sur les leurs. Pourtant, nous sommes en quête d’investisseurs internationaux et d’intégration dans l’économie mondiale. Si on prend ces décisions, on scie la branche sur laquelle on est assis.