Entretien. James Taylor : “La créativité est le moteur de l’innovation”

James Taylor
Expert international de la créativité
À mesure que l’automatisation et l’intelligence artificielle bouleversent les repères professionnels, James Taylor, expert international de la créativité, plaide pour une réhabilitation de l’imagination humaine. Dans un monde où l’exécution se standardise, il rappelle que les idées originales, individuelles ou collectives, restent le socle de toute innovation durable.
Vous évoquez la créativité comme un avantage concurrentiel. Que voulez-vous dire par là ?
Je parle de la créativité comme d’un avantage parce qu’avec les transformations actuelles, notamment liées à l’intelligence artificielle, son rôle devient encore plus central. L’IA va remplacer de nombreuses tâches non créatives dans nos métiers. D’après des études récentes – World Economic Forum, LinkedIn –, la créativité gagne en importance.
Sam Altman, le CEO d’OpenAI, parle d’ailleurs de deux compétences clés pour cette nouvelle ère : la créativité et la pensée critique. Nous sommes ici -à l’Innovate X Day- pour parler d’innovation. Et j’aime dire que la créativité est le moteur de l’innovation. La première consiste à faire émerger des idées dans notre esprit, la seconde à les faire advenir dans le monde.
Aujourd’hui, avec l’agentic AI, une idée peut être portée par un seul individu, épaulé par des agents intelligents qui assument des rôles autrefois réservés à une équipe de vingt personnes. Les idées prennent donc une place encore plus déterminante, puisque l’exécution devient plus simple.
Mais une IA, même non générale, n’est-elle pas déjà plus créative que la plupart des humains ?
Je vois cela autrement. Travailler avec une IA, c’est comme collaborer avec quelqu’un de créatif, mais dont la créativité diffère de la nôtre. Elle peut très bien écrire un article, mais elle ne va pas inventer un nouveau genre. Je ne me sens pas menacé par une autre personne créative, même si elle pense différemment.
Ce qui m’inquiète davantage, c’est le faible pourcentage de personnes qui se considèrent comme créatives. J’ai posé la question à l’audience au Maroc, seules 5% des personnes dans la salle se sont déclarées créatives. Aux États-Unis, c’est souvent 50%. Beaucoup associent la créativité à une forme artistique – architecte, musicien –, alors que pour moi, elle consiste à générer des idées susceptibles de déboucher sur de l’innovation.
Comment libérer ce potentiel créatif en soi ?
La créativité suit un cheminement en plusieurs temps, de la recherche à l’incubation, puis à l’instant d’insight – ce moment fragile où une idée surgit –, avant de passer à l’évaluation et à l’élaboration. À chaque phase, des gestes simples peuvent stimuler l’inspiration. Si par exemple le café aide à se concentrer pendant la recherche ou l’exécution, il tend à freiner les intuitions spontanées.
Ce sont de petites habitudes. Beaucoup d’idées émergent au petit matin. Pendant le sommeil, l’esprit continue de travailler en arrière-plan. Poser une question ouverte avant de s’endormir – «Comment améliorer ce projet ?», «Comment résoudre ce problème ?» – favorise le processus de créativité.
Vous défendez une vision collective de la créativité. En quoi le travail d’équipe est-il essentiel à l’innovation?
La créativité est présentée toujours dans les médias comme une success-story individuelle. Mais la réalité, c’est que l’innovation résulte de collaborations, d’échecs, d’améliorations. Mon parcours dans l’industrie musicale m’a appris qu’un grand concert repose sur des centaines de personnes.
Le public voit un artiste, mais, derrière, il y a des mentors, des managers, des coachs vocaux… C’est un travail d’équipe. Le film “The Imitation Game” illustre bien cette réalité. Il retrace l’histoire d’Alan Turing, qui a permis de décrypter les codes Enigma pendant la Seconde Guerre mondiale. Il était brillant, bien sûr. Mais ce que le film ne dit pas, c’est qu’à Bletchley Park, 10.000 personnes travaillaient dont 78% étaient des femmes. Beaucoup d’entre elles sont ensuite passées dans le commerce ou la distribution. Ce sont elles qui ont pensé les parcours clients dans les magasins – l’emplacement des produits, le niveau des étagères, la manière dont on circule dans un supermarché.
Aujourd’hui encore, les services de renseignement comptent un nombre élevé de profils dits neurodivergents – dyslexiques, autistes… parce qu’ils pensent différemment. Le vrai leadership, c’est de savoir réunir des forces hétérogènes et d’utiliser les tensions qui en émergent. Elles sont inévitables, mais elles nourrissent aussi la créativité collective.
Ayoub Ibnoulfassih / Les Inspirations ÉCO