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Abdellatif Miraoui: “Face à l’IA et aux évolutions technologiques, il est important de concevoir des formations évolutives et adaptatives aux nouveaux besoins”

Abdellatif Miraoui
Ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche scientifique et de l’Innovation

Des formations de courte durée et spécialisées pour une insertion rapide dans le marché de l’emploi, l’encouragement de la recherche scientifique, le développement de programmes de formation continue relatifs aux nouvelles technologies… Le ministère de l’Enseignement supérieur multiplie les initiatives pour combler le fossé de compétences en matière d’intelligence artificielle à travers, notamment, le Pacte ESRI. Ce vaste programme a pour objectif de tripler le nombre de lauréats formés annuellement dans le domaine du digital, pour passer de 7.500 à 22.000 lauréats à l’horizon 2026 et à 50.000 à l’horizon 2030. À ce propos, le ministre Abdellatif Miraoui revient dans cette interview sur les chantiers en cours, les réalisations et les ambitions de son département. 

Quelle est votre opinion sur l’importance de l’intelligence artificielle dans le développement économique et social du Maroc ?
La majorité des études menées à l’échelle internationale soulignent que l’intelligence artificielle (IA) sera l’un des moteurs de croissance économique les plus décisifs dans les années à venir. Nous constatons, déjà aujourd’hui, que l’IA joue un rôle qui ne cesse de croître dans l’essor socioéconomique de nombreux pays, tout en favorisant la transition vers un nouveau paradigme de développement économique. Je m’explique : dans un contexte où les facteurs de production classiques ne parviennent plus à générer une croissance économique forte et autoentretenue, l’IA permet d’élargir les perspectives de création de la valeur ajoutée au-delà de la simple combinaison des facteurs travail et capital, et ce, grâce à des modes de production rénovés axés sur le progrès technologique, qui impulsent autant l’activité économique que les modes d’interaction au sein de la société.

À la différence des révolutions industrielles antérieures, l’IA ne se résume pas uniquement à l’invention d’une nouvelle machine ou d’un nouveau procédé de production, mais elle a la particularité de générer un processus continu de production du savoir et du savoir-faire, similaire à l’accumulation de capital humain, car elle peut apprendre et accumuler des connaissances par elle-même.

L’IA a la capacité de stimuler la croissance économique en :
– Augmentant la productivité du travail grâce à des technologies innovantes permettant une gestion plus efficace du temps et partant, une optimisation des coûts ;

– Favorisant une automatisation plus intelligente, une sorte de main-d’œuvre virtuelle ;

– Diffusant l’information et l’innovation à différents secteurs, comme on a pu le constater avec ChatGPT, par exemple.

Cependant, l’IA pourrait également susciter des perturbations sur le plan économique et social. Son essor est susceptible de favoriser les leaders mondiaux des technologies digitales, leur permettant de concentrer la richesse et la connaissance, ce qui pourrait occasionner des effets néfastes sur l’économie et la société au sens large.

Notons également qu’au vu des capacités différenciées des pays en matière d’appropriation technologique, le développement de l’IA peut creuser la fracture numérique entre les pays développés et ceux en développement, avec des incidences directes, en termes de déplacement des besoins en capital humain vers les profils sophistiqués, rendant, par ricochet, certaines compétences obsolètes et les excluant du marché de l’emploi.

Nonobstant ces risques potentiels, l’IA est une tendance lourde, un «game changer» qui devrait s’imposer davantage dans les années à venir. Le défi que nous devons relever est d’anticiper cette tendance et de bien s’y préparer pour en saisir les opportunités et d’atténuer les risques qui y sont associés.

Quels sont les métiers liés à l’IA qui sont les plus demandés au Maroc en ce moment ?
Le Forum économique mondial prévoit que la technologie permettrait de générer pas moins de 97 millions de nouveaux emplois d’ici 2025. Les emplois spécifiquement liés au développement et à la maintenance de l’IA et de l’automatisation connaîtraient une demande croissante à mesure que l’IA se diffuse à l’échelle des différents secteurs de l’activité économique et sociale. Il existe déjà des métiers spécialisés en IA, tels que les scientifiques des données, ingénieurs de données, ingénieurs prompts, ingénieurs en robotique, programmeurs de chatbots, etc. Plusieurs secteurs — voire tous — devraient également en bénéficier. Dans le domaine de la santé, par exemple, on estime que les emplois de techniciens de santé assistés par l’IA devraient connaître une forte augmentation.

Comment le Maroc peut-il combler le fossé de compétences en matière d’IA et répondre à la demande croissante de professionnels qualifiés dans ce domaine ?
Il faudra former, former et encore former, tel est le mot d’ordre ! Il faudra développer des formations de courte durée (quelques mois), pour une insertion rapide dans le marché de l’emploi et penser également à des formations plus spécialisées couvrant des profils d’ingénieurs. Et ce, sans oublier bien sûr la recherche scientifique, à travers des programmes de financement dédiés à ces thématiques prioritaires, afin de créer un écosystème favorable au développement de l’IA à l’échelle nationale. Finalement, il est primordial de développer des programmes de formation continue relatifs aux technologies de l’IA, destinés aux professionnels dont le métier est susceptible d’être couvert par l’IA, pour une meilleure inclusion. Compte tenu de la nature des technologies de l’IA, qui changent très rapidement, il est important de concevoir des formations évolutives et adaptatives aux nouveaux besoins.

Quelles initiatives le ministère de l’Enseignement supérieur prend-il pour soutenir l’apprentissage de l’IA et former des spécialistes qualifiés dans ce domaine ?
Former des talents en qualité et volumétrie requises pour satisfaire les besoins du développement socioéconomique du Maroc est au cœur des priorités du Pacte ESRI-2030, notamment au niveau de l’axe stratégique «excellence académique et scientifique».

Le digital (IA, data sciences, cybersécurité, etc.) figure parmi les domaines où les besoins en formation deviennent pressants pour satisfaire non seulement la demande croissante des entreprises du digital au niveau national, mais également pour contrebalancer les effets induits par l’exode des compétences à l’étranger. Pour cela, la stratégie du MESRI repose sur une action à double détente :

– Des programmes de formation destinés à l’acquisition des compétences digitales de base pour l’ensemble des lauréats de l’enseignement supérieur, en incluant deux modules obligatoires dans toutes les formations de niveau Licence. À cela s’ajoute l’offre de formation dans les espaces de codage «Code 212», qui seront ouverts aux étudiants souhaitant acquérir une double compétence dans le domaine du codage, en plus de leurs cursus académiques de spécialisation.

– Une coordination étroite entre le MESRI et le département ministériel en charge de la Transition numérique pour impulser la formation des talents dans le domaine du digital, avec comme objectif de tripler le nombre de lauréats formés annuellement dans ce domaine, pour passer de 7.500 à 22.000 lauréats à l’horizon 2026 et à 50.000 à l’horizon 2030. Les actions en cours de réalisation comprennent l’élaboration des cursus de formation pour divers diplômes dans le domaine du digital (DUT, Licence, Master, Ingénieur).

Comment le gouvernement peut-il encourager l’innovation et l’entrepreneuriat dans l’industrie de l’IA au Maroc ?

Je propose de modifier légèrement la question pour évoquer plutôt le rôle de l’IA pour l’innovation et non l’inverse.

1. Le gouvernement pourra jouer un rôle décisif dans la mise en œuvre d’une feuille de route de l’IA au service de l’innovation et de la croissance économique. À travers son rôle de rassembleur, il a le pouvoir et la capacité de rallier les forces vives autour des orientations stratégiques et des engagements pour favoriser le développement de l’IA ;

2. Il peut également appuyer financièrement, en mobilisant des fonds pour soutenir la recherche, le développement et l’adoption, notamment en faveur des start-ups axées sur l’IA ;

3. Il assure, à travers son rôle de régulateur, au niveau national, la cohérence des politiques avec les valeurs et les besoins propres de notre société et au niveau international, grâce aux opportunités de coopération à l’échelle bilatérale et multilatérale ;

4. Et finalement, n’oublions pas le rôle du gouvernement comme utilisateur de l’IA pour améliorer le fonctionnement de l’appareil gouvernemental et relever la qualité des services publics. En tant qu’utilisateur, le gouvernement peut intégrer les outils de l’IA pour :

– Améliorer l’efficacité, grâce à l’automatisation des tâches physiques et numériques ;

– Accroître l’efficacité en étant capable de prendre des décisions efficientes et d’obtenir de meilleurs résultats, grâce à des capacités prédictives améliorées ;

– Améliorer la réactivité face aux besoins des usagers, en fournissant des services personnalisés et centrés sur l’humain (human-centricAI).

Rappelons-nous le rôle salutaire de l’IA et du digital durant la crise sanitaire de la Covid-19. Cela illustre le rôle de l’IA en tant que vecteur d’agilité et de résilience d’une société.

Quels partenariats et collaborations ont été mis en place pour soutenir la recherche et le développement dans le domaine de l’IA au Maroc ?
Je voudrais à ce propos souligner que la recherche dans le domaine de l’IA connaît une progression encourageante. On recense plus de 2.877 publications indexées dans Scopus durant les cinq dernières années (2017 – 2022) en IA. Le nombre de publications représente en 2022 presque deux fois et demie celui de 2017. Un autre indicateur pertinent à souligner est celui de la co-publication dans le domaine de l’IA, qui s’élève à 22,5% du total de la production scientifique nationale. C’est un signe de présence de partenariats et de collaborations dans ce domaine de recherche.

Notons aussi que le Maroc a lancé en 2019 le programme «Al khawarizmi» pour le soutien de la recherche dans le domaine de l’intelligence artificielle et ses applications. C’est un programme mené en partenariat entre notre ministère et celui de l’Industrie et du commerce. Depuis sa mise en œuvre, 45 projets ont été financés avec un budget d’environ 50 millions de dirhams.

Les incitatifs financiers et subventions prévus par la nouvelle Charte de l’investissement (loi-cadre n° 03-22) intègrent l’IA comme des «métiers d’avenir» et/ou des activités de «montée en gamme». Et cela ne pourrait qu’impulser la recherche dans ce domaine vital et encourager, par ricochet, davantage de collaborations entre chercheurs, universités et opérateurs privés.

Comment le Maroc peut-il attirer et retenir les talents de l’IA et éviter la fuite des cerveaux vers d’autres pays offrant des salaires plus élevés ?
Cette question s’est posée — et l’est encore d’ailleurs — pour d’autres métiers, et n’est pas spécifique aux métiers liés à l’IA. Il s’agit d’une problématique multidimensionnelle, car certains de nos jeunes ne partent pas seulement parce qu’il n’y a pas d’opportunités de travail au Maroc.

1. Attirer les talents

Maintenant, pour répondre à cette question, on peut d’abord parler de l’attractivité du Maroc. Cette attractivité est double : du nord et du sud.

Il est aujourd’hui indéniable que le Royaume jouit d’une grande attractivité auprès des autres pays, notamment européens, en ce qui concerne les talents IT : IA, cybersécurité, Internet des objets, etc. Il convient aussi de souligner la qualité des profils formés dans nos universités et établissements, sans perdre de vue leur jeune âge. Le Maroc se positionne également comme un hub de formation de portée continentale, qui attire de plus en plus de jeunes Subsahariens qui viennent se former chez nous, sur des thématiques d’actualité.

2. Retenir les talents

Nos jeunes sont à la recherche de comment grandir et se développer au sein d’une entreprise. S’ils ne peuvent pas le faire, ils chercheront ces opportunités ailleurs. Ceci est particulièrement vrai dans des domaines devenus de plus en plus compétitifs comme l’IA et les technologies de l’information, de manière générale. Il faut créer un écosystème complet et intégré, favorable à la rétention de nos talents, à l’image de la Silicone Valley, avec des entreprises de grande taille, d’autres de plus petite taille, d’autres encore qui allient recherche, développement et technologies, etc. L’offre devant être diversifiée.

Aussi, pour stimuler cet écosystème, le gouvernement peut jouer un rôle très important en :

– Encourageant dans les appels d’offres les entreprises marocaines, d’abord ;

– Octroyant des crédits d’impôts pour les entreprises offrant des stages aux étudiants ;

– Favorisant une formation de qualité et des programmes de formation continue à forte valeur ajoutée.

Comment le ministère prévoit-il d’adapter les programmes de formation pour répondre aux besoins évolutifs de l’industrie de l’IA au Maroc ?
Il est urgent, aujourd’hui, que la formation et le marché de l’emploi communiquent de manière plus étroite. Les nouvelles technologies sont en constante évolution. De nouveaux métiers voient le jour, d’autres se voient ajustés aux besoins, d’autres encore deviennent obsolètes, et sont voués à la disparition. Ce n’est qu’en analysant les besoins de notre industrie à l’aune de la stratégie nationale de développement que nous pourrions élaborer des programmes adaptés et pertinents. Et c’est ce que nous faisons actuellement : nous avons entrepris la refonte de plusieurs programmes et la création de nouvelles stratégies, en parfaite adéquation avec les besoins actuels et futurs (à court et moyen terme) de notre tissu productif. Nous avons mis l’accent sur la formation continue, qui est un chantier déterminant pour la capacitation et l’apprentissage tout au long de la vie. Nous nous y attelons pour l’adapter et le moderniser. Nous avons également créé de nouvelles écoles spécialisées dans le coding (espaces Code 212) permettant aux étudiants d’acquérir une double compétence, chacun à son rythme, à l’intérieur même de l’Université. Elles sont accessibles à l’ensemble de la communauté estudiantine, quel que soit son parcours, qu’il soit scientifique ou pas. Nous avons, entre autres actions, créé des écoles spécialisées en IA afin de former des générations aux nouveaux métiers relevant des technologies du digital. La recherche scientifique permet une mobilité des doctorants afin qu’ils puissent séjourner et vivre une immersion dans les meilleurs centres du monde en IA, et ainsi, parfaire leur apprentissage et développer leur réseau international.

Khadim Mbaye / Les Inspirations ÉCO


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