Saisonnières marocaines en Espagne. Confidences des “Dames des fraises”
Les saisonnières marocaines en Espagne ont été rarement écoutées. Ces femmes courageuses se confient aux «Inspirations ÉCO». Récit à cœur ouvert.
Elles en ont gros sur le cœur. À quelques jours de leur départ, des saisonnières agricoles embauchées en Espagne se livrent. Mouna, Fatima, Khadija et Bahija, chacune raconte ses peines et ses joies. Lors d’une séance de sensibilisation organisée par l’Agence nationale de la promotion de l’emploi et des compétences (ANAPEC) à Beni Mellal, le 6 février, ce groupe de quarante saisonnières réclame l’amélioration de leurs conditions de travail. Certes, les critiques à l’adresse des autorités marocaines et les patrons espagnols sont mesurées. Il demeure que ces confidences révèlent le décalage entre les droits prévus pour ces ouvrières et les pratiques sur le terrain. Une constante : les droits des ouvrières ne sont pas toujours protégés. Elles demeurent soumises à la bonne volonté de leur «jefe», le patron espagnol.
Les ouvrières prennent «le pouvoir»
Bahija porte les stigmates du dur labeur. Ses mains sont abîmées par le temps et le travail de la terre. Son visage est tané par le soleil. L’essentiel pour elle, sa dignité est intacte. Cette travailleuse du village de Kirafat, province de Fquih Ben saleh, se rendra en Espagne pour une deuxième année consécutive. «J’attends toujours ma confirmation», précise-t-elle. Signal positif : «Aujourd’hui, un premier groupe de huit saisonnières a déjà fait son départ de Béni Mellal vers l’Espagne», annonce Tarik Aboulkhair, directeur provincial de l’ANAPEC Béni Mellal. La région de Béni Mellal-Khénifra est un large bassin de recrutement pour les Espagnoles. 1.200 travailleuses partiront de cette région. «800 femmes ont été sélectionnées dans la province», indique le directeur de l’ANAPEC. La sélection s’est déroulée à Marrakech en présence du patronat agricole espagnol. Maintenant démarre l’étape de la sensibilisation des ouvrières. «Cette étape avait disparu en 2012», rappelle Chadia Arab, chercheuse spécialisée dans les migrations internationales. Le scandale de l’an passé et les accusations d’harcèlement sexuel portées par des travailleuses a remis en scelle le programme de sensibilisation et le dispositif d’accompagnement en Espagne. La séance de ce matin s’est transformée en déballage des femmes sur la réalité de leurs conditions de travail dans les champs agricoles de Huelva. Il est 10h, le dynamique directeur de l’ANAPEC et son équipe apportent les dernières retouches aux présentations. «C’est la dixième séance de sensibilisation pour cette année», détaille Aboulkhair. Au menu de cette matinée : un exposé sur «la migration régulière», le dispositif de la CNSS pour la portabilité des droits (voir encadré) et la création d’une coopérative des travailleuses agricoles. Le premier exposé tourne à la faveur des saisonnières. Les répétitrices, ouvrières qui ont à leur actif plusieurs saisons espagnoles apostrophent l’animateur et apportent des rectificatifs aux informations de l’ANAPEC. Le temps de l’exposé, ces ouvrières prennent le pouvoir. Admiratives, les «nouvelles» tendent l’oreille et comparent entre l’exposé et leur vécu à Huelva.
«La faute aux Roumaines»
Mouna, ouvrière répétitrice depuis 2008, dénonce la corruption pour l’obtention d’un certificat médical à l’hôpital de la région : «J’ai dû payé 100 DH à l’hôpital», tempête-t-elle. «Nous allons remédier à cette situation avec la délégation à la santé», promet le responsable de l’ANAPEC. Dans le volet «droits», l’ANAPEC indique que le salaire journalier des saisonnières à Huelva varie entre 32 et 37 euros/jour, soit cinq fois plus que le salaire journalier des travailleuses agricoles au Maroc. Rappelons que le Salaire minimum agricole (SMAG) est de 70 DH/jour au Maroc ! Ce salaire rend attractif l’offre d’emploi espagnole. Pour la campagne 2019, la province de Béni Mellal a reçu 2.000 demandes, seules 800 ont été acceptées. «Les heures supplémentaires doivent aussi être payées par vos employeurs», insiste Aboulkhair de l’ANAPEC. Habiba, ouvrière avec une année d’expérience en Espagne rumine sa colère. «Mon employeur nous payait rarement ses heures» supplémentaires, avance-t-elle. Un exposé sous l’œil vigilant d’une féministe de la Fédération de ligue des droits des femmes. Du côté des «responsabilités» des saisonnières, les agents de l’ANAPEC soulignent l’obligation de retour après la fin du contrat et la nécessité de se comporter «correctement» lors du séjour. Les souvenirs de l’an passé sont encore vifs. «Nous avons été souillées par quelques-unes. Les filles de mauvaises mœurs sont surtout les Roumaines», accusent des saisonnières, en chœur. L’une d’entre elles, Khadija, tient à se démarquer de cette version : «Il y avait aussi des Marocaines qui passaient leur temps à faire la fête et à sortir la nuit». En matière de soins de santé et selon les témoignages recueillis auprès des ouvrières, elles seraient abandonnées à leur sort. Khadija originaire du village d’Afourar : «Quand on tombe malade, le patron se contente de nous donner des comprimés. Il rechigne à nous transporter chez le médecin». Une version des faits confirmée par d’autres ouvrières : «Voir le médecin, c’est le chemin de croix. Cela suppose de perdre une journée de travail et de payer 5 euros au transporteur clandestin». Ces «khetafa» sont des Marocains installés en Espagne. Ils font partie du décorum de cette province espagnole accueillant des travailleuses venues des périphéries de l’Europe. 19.000 Marocaines partent, le temps d’un court et précaire séjour récolter une centaine d’euros au grand bénéfice des seigneurs espagnols de l’or rouge, la fraise.
Le blues des répétitrices
Après dix ans d’aller-retour entre l’Espagne et le Maroc, les répétitrices ont le blues. La promesse d’une régularisation n’a jamais été tenue par la partie espagnole. «Après cinq ans de travail, l’employeur peut vous proposer un contrat de travail permanent», souligne le directeur provincial de l’ANAPEC. Objection de Fatima, amère : «J’ai demandé directement à mon employeur de me régulariser. Il m’a rétorqué qu’il ne pouvait le faire car toutes les travailleuses allaient le demander. Le problème ne sont pas les Espagnols mais plutôt nous les Marocaines qui courbons l’échine».
Cotisations sociales, les Marocaines spoliées ?
Les saisonnières se voient prélevées d’une cotisation sociale sur leur salaire. Une contribution qui ne traduit pas toujours l’obtention d’une couverture médicale. «Il faut que l’ouvrière aille déposer une demande à la sécurité sociale. Faute de temps et d’informations, les ouvrières ne le font jamais», regrette Fatima. Un responsable de la CNSS a tenté de sensibiliser les ouvrières à la portabilité des droits sociaux. Une mesure complexe à mettre en œuvre vu le manque d’implication de la CNSS. Le responsable se contente d’inviter les ouvrières à fournir depuis l’Espagne un formulaire nommée «OM 04». Les ouvrières sont totalement désorientées face à ce sigle. Seules les anciennes arrivent à suivre. L’une d’entre elles propose de créer un groupe Whatsapp. Une idée plébiscitée : «oui, créons un groupe Whatsapp !».