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«Il y a une mémoire partagée par les musulmans et les juifs du Maroc»

Mohammed Kenbib, Historien

Suite à la publication de son livre intitulé «Juifs et musulmans au Maroc», dans lequel il raconte la cohabitation harmonieuse plus que bimillénaire des deux confessions au Maroc, le Pr. Mohammed Kenbib dévoile  quelques éléments de cette histoire partagée.

Les ÉCO : Quelles sont aujourd’hui les «traces» concrètes ou symboliques de la  présence juive au Maroc ?
Mohammed Kenbib : Les traces matérielles et immatérielles liées à l’histoire des communautés juives du Maroc et à leurs relations avec les autres populations sont indissociables de l’ancienneté de leur enracinement dans le pays et des apports multiformes qui ont été les leurs à travers les siècles.

Que peut-on dire des principales composantes de ces communautés ?
Il convient de rappeler d’emblée que les premiers noyaux dits des Tochabim ou Beldiyyine (gens du pays) remontent au Ve siècle avant l’ère chrétienne et que le second groupe, dit des Méghorashim (chassés de la péninsule ibérique), s’y est réfugié en 1492 après la promulgation du décret d’expulsion scellé par les rois catholiques. D’autres éléments juifs sont arrivés ici aux XVIe et XVIIe siècles. Il s’agit des Marranes, c’est-à-dire des Juifs qui ont fait mine de se convertir au catholicisme en Espagne et au Portugal. En se réfugiant au Maroc, ils avaient le loisir de retourner à la pratique ouverte de leur religion.

Comment se fait la promotion du  patrimoine juif du Maroc ?
Les notions de patrimoine sont à la fois précises et extensibles. Si l’on s’en tient à l’acception classique du patrimoine, on peut s’en faire une idée en visitant le Musée du judaïsme marocain à Casablanca, institution unique en son genre dans le monde arabe. Y sont exposés divers objets et matériaux montrant ce qu’était (et ce qu’est) la «vie juive» au Maroc en termes, par exemple, de rituels religieux, de tenue vestimentaire, d’alimentation, d’éducation, d’instruments de musique, etc. Le patrimoine bâti (ou architectural) inclut en particulier les synagogues, les anciens quartiers (dits mellahs) habités par les juifs, les demeures de marchands opulents, les anciennes écoles de l’Alliance israélite universelle, le siège des associations de bienfaisance, les maisons de retraite, etc. Les cimetières font partie intégrante de ce patrimoine.  Tout récemment, le roi Mohammed VI a redonné à l’ancien quartier juif de Marrakech son ancien nom (mellah). En 2013, le message lu au nom du souverain par le chef de gouvernement lors de l’inauguration à Fès de la synagogue restaurée dite Slat al Fassiyine demeure d’une grande portée… Sur le même registre, il faudrait mentionner le rôle des juifs dans la préservation et la promotion de la musique andalouse.    

Les juifs marocains  établis hors du Maroc conservent-ils un intérêt pour ce patrimoine ?
En sus de ce qui vient d’être dit à propos de la musique andalouse, si l’on reste dans le symbolique et le religieux ou plus exactement ce qui relève de la religiosité populaire, il serait possible de dire que les hilloulot, par exemple, constituent l’un des signes de l’attachement à ce patrimoine. Il s’agit dans le cas d’espèce de pèlerinages et de célébrations autour de tombeaux réels ou supposés de saints. Un tel phénomène existe depuis fort longtemps et se traduit, y compris aujourd’hui, par des manifestations périodiques à la fois religieuses et festives. À l’instar des moussems musulmans, les hilloulot sont l’une des expressions de la religiosité populaire. Signalons au passage qu’il y avait des saints vénérés à la fois par les juifs et les musulmans. Pour les juifs du Maroc établis ailleurs dans le monde, ces festivals sont l’un des moyens de garder des liens avec la terre natale, de se ressourcer autour de symboles forts de leur judéité et de préserver la composante marocaine de leur identité.

Que peut-on dire à propos de la mémoire ?
En dépit des aléas de l’histoire, il y a effectivement une mémoire partagée entre musulmans et juifs de ce pays.  La gratitude à l’égard du  roi Mohammed V, qui s’est opposé à l’application des lois raciales de Vichy à ses sujets juifs pendant la deuxième guerre mondiale, en est l’une des composantes essentielles. Elle s’est traduite par le Prix Martin Luther King pour la liberté décerné à titre posthume au souverain défunt et remis à sa petite fille, la princesse Lalla Hasnae, dans une grande synagogue de New York en décembre 2015. Il convient d’ajouter à ces faits le principe d’allégeance perpétuelle sur lequel se fonde le Code de la nationalité marocaine ainsi que la référence dans le préambule de la Constitution de juillet 2011 à «l’affluent hébraïque» de la civilisation marocaine. Tout cela s’inscrit dans l’attachement assumé et revendiqué à la dimension juive de l’histoire, de la culture et du patrimoine du Maroc, et serait à méditer dans un monde traversé de nos jours par toutes sortes de crispations identitaires et de tensions.  


Carte de visite

Mohammed Kenbib est professeur de l’enseignement supérieur à Rabat. Docteur d’État de l’Université Paris I-Sorbonne, il a été professeur visiteur à la Sorbonne et Senior Associate Professor à l’Université d’Oxford. Il a également enseigné et donné des conférences aux États-Unis et au Canada. Ses recherches portent sur l’histoire contemporaine et le temps présent. Son ouvrage le plus récent, publié par les Éditions Tallandier (France) en août dernier, a pour titre «Juifs et musulmans au Maroc. Des origines à nos jours». 


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