Management du sport. Le foot otage du “moul chakara”
Le football marocain est-il soluble dans les méthodes de management moderne ? C’est la question qui a été débattue lors de la quatrième édition «Des conférences du sport» organisée par Horizon TV, média du groupe Horizon Press.
C’est un débat franc et sans concession qu’ont livré les invités de la quatrième conférence sur le sport organisée par Horizon TV, animée par le journaliste Mohamed Amine Hamed. Face à la question de l’efficacité du modèle de management sportif au Maroc, les dirigeants présents appellent «à se détacher des schémas de pensée préétablis et conçus dans d’autres contextes pour réfléchir à la réforme de la gouvernance du sport à partir des réalités et contraintes locales», insistent ces invités, en chœur, à quelques variantes près. Anouar Zyne, secrétaire général du Wydad athlectic club (WAC), section football, plaide pour une approche graduelle. Mohamed Achraf Abroun, ex-président délégué du Moghreb Athletic de Tétouan (MAT) appelle à l’adaptation de la théorie aux réalités locales alors que Jawad El Amine, ex-secrétaire général du Raja Club Athletic (RCA), insiste sur la planification stratégique à court, moyen et long termes pour sortir de cette impasse managériale des clubs. Ces trois connaisseurs des arcanes de la gestion sportive oscillent entre une préférence pour la gestion de «moul chakara» (le président-mécène) et la gestion managériale. Le choix entre ces deux modes diamétralement opposés est rarement opéré. Les dirigeants des clubs marocains se trouvent rattrapés par la réalité et en premier lieu les contraintes financières imposées par le football dans sa version professionnelle.
Grandeur et misère des Abroun
Depuis 2010, année du démarrage du professionnalisme dans le football, combien de dirigeants de clubs marocains ont pu agir en manager, c’est-à-dire fixer des objectifs (stratégiques et opérationnels), définir les moyens de les atteindre, mettre en œuvre ces moyens (recherche d’efficience), contrôler la mise en œuvre et les résultats obtenus et en assurer une régulation à partir de ce contrôle (gouvernance). Regardons de plus près le cas du MAT, raconté par son ex-président délégué. La famille Abroun a connu de près les grandeurs et les misères du management du «moul chakara». Mohamed Abroun et son fils Achraf ont pris les commandes du MAT entre 2005 et 2018. Durant cette période faste, ces hommes d’affaires de Tétouan injectent de l’argent frais et personnel dans le club pour en faire un «champion national». Le tout dans un temps record. Le club nordiste s’offre le luxe d’une participation au Mondialito de 2014. «C’est une gratification autant personnelle que professionnelle de réussir un tel challenge», se remémore avec fierté Achraf Abroun. Sauf que dès 2016, le club connaît une descente en enfer. À partir de cette année-là, le MAT vit une grave crise financière. À l’origine des déboires du club, il y a les difficultés financières du vaisseau amiral de la famille Abroun, la marque de distribution éponyme. «Mon père a été submergé par la gestion du club et ses responsabilités à la Fédération royale marocaine de football au point que nous avons délégué la gestion de la marque Abroun. Ces personnes se sont avérées indignes de notre confiance», confie-t-il. Dans ce cas précis, l’argent privé a été mélangé à celui du club. Les difficultés du premier déteignant automatiquement sur l’association sportive. «Notre implication à plein temps dans la gestion sportive a été dommageable pour nos affaires. À notre arrivée au MAT, nous avions 29 points de ventes. Quand j’ai quitté le club, la marque Abroun ne comptait plus que 10 magasins», détaille-t-il. À ce rythme, les deux parties ont été perdantes, le club et la famille Abroun. Une relation qui s’est terminée l’été 2018. Les Abroun quittent le club avec un bilan mitigé. Sportivement, le club a réalisé les meilleurs résultats de son histoire. Financièrement, le MAT hérite d’une lourde ardoise de dettes. Concernant le volet des infrastructures, ledit club a pu se doter d’une cité sportive, de terrains, d’un restaurant et d’une administration. Sur le plan managérial, les processus installés s’avèrent difficiles à tenir par manque de moyens et d’engagement des acteurs du club. Malgré ce bilan, faut-il jeter l’anathème sur le «moul chakara» ?
La balle entre Akram et Boudrika
Les «présidents-mécènes» ont toujours existé dans le football et le sport national. Cependant leur implication financière a pris une dimension importante à partir de 2010. «Avec le lancement de la Botola Pro et des contrats professionnels des joueurs, la valeur de ces joueurs a été doublée et même triplée, ce qui a pesé sur les finances des clubs qui devaient chercher des ressources pour financer ces charges», rappelle El Amine, l’ex-dirigeant au Raja et expert en gestion sportive. Au même moment, Ali Fassi Fihri préside la Fédération royale marocaine de football (FRMF) et appelle à plus d’investissement dans le football tout en dopant les finances des clubs. La FRMF accélère la réforme juridique et financière sans pour autant préparer les clubs à cette transition. Pour répondre à cette demande une génération de présidents arrive sur la scène quasiment au même moment et ouvre les vannes de leurs comptes bancaires sans véritable vision. Nous parlons ici d’Akram (WAC), d’Aboukhadija (CODM de Meknès), de Benani (MAS de Fès), de Sebti (WAF de Fès), de Boudrika (Raja), etc. Ces fortunés sortent leurs chéquiers et dépensent sans compter. Dans l’ensemble des cas cités, cet argent se transforme en malédiction. «C’était de l’argent sans projet», regrette El Amine. Seul le cas du FUS de Rabat se distingue par la mise en place d’une gestion managériale et une structuration complète du club. Le reste des clubs cités navigue à vue et le foot se trouve pris en otage par les «moul chakara». Le football marocain est-il condamné à subir ce profil indéfiniment ?
«Moul chakara n’est pas une insulte»
«La distinction entre «moul chakara» et «le manager rationnel» comprend un jugement de valeurs et des idées reçues», répond Anouar Zyne, du WAC qui a côtoyé l’ex-président Akram au sein de son comité. Même son de cloche d’Abroun : «Moul chakara ne doit pas être compris comme une insulte. Ensuite, je fais la distinction entre deux types dans cette catégorie. Il y a des hommes d’affaires avec une vision dans le sport et d’autres qui s’y engagent à la recherche du vedettariat». Ce fameux «moul chakara» sera l’homme de la situation du point de vue de Zyne : «Une personne qui accède à la gestion d’un club doit avoir déjà fait preuve d’un succès réalisé auparavant dans sa vie professionnelle. Le critère décisif pour gérer un club n’est pas les capacités financières d’un dirigeant mais sa capacité à gérer une institution sportive. Je rappelle que la gestion dans ce domaine n’est pas tributaire que de l’argent mais elle dépend de la capacité d’un dirigeant à supporter les coups et de sa capacité à définir une stratégie», ajoute-t-il. Il demeure qu’un Saïd Naciri, président du WAC règne sur le club bidaoui depuis des années grâce à sa capacité à prêter au club des fonds importants. Ce président «moul chakara» a prêté au club les deux dernières années 16 MDH. Avec ces différents discours et répétant à chaque fois «les spécificités locales», la figure de «moul chakara» semble promise à rester encore de longues années dans le paysage sportif marocain. Abderrahim Rharib, professeur à l’ENCG Casablanca et spécialiste du management sportif s’inquiétait en 2011 déjà des résistances au changement : «Le principal risque qui pèse sur le professionnalisme réside dans les résistances au changement, à la structuration et à la transparence. Le sport ayant été pendant longtemps utilisé comme ascenseur politique, social et économique, avec le professionnalisme on pourra mettre des barrières infranchissables pour les arrivistes». Un défi qui demeure d’actualité.
Jawad El Amine
Ex-secrétaire général du Raja de Casablanca
Tout financement reçu par un club, comme pour toute institution, doit répondre à un projet, une stratégie et une vision à court, moyen et long termes, orientée vers l’investissement. Cet argent ne doit pas servir à répondre à des tentations passagères, comme celle d’acquérir un ou deux joueurs hors de prix et ensuite laisser le club lourdement endetté. La loi 30-09 peut apporter l’institutionnalisation et la professionnalisation nécessaires à la gestion sportive et ceci en créant les SA sportives.
Mohamed Achraf Abroun
Ex-président délégué du MAT
Notre vision au MAT de Tétouan consistait à créer un effet d’émulation. Nous avions décidé de manière volontariste d’injecter de l’argent dans le club en investissant dans les infrastructures et l’acquisition de joueurs. Cette politique visait à donner l’exemple dans la ville et la région et ainsi encourager d’autres hommes d’affaires à rejoindre le club et le supporter. Or, c’est l’effet contraire qui s’est produit. Nous étions esseulés et personne n’est venu nous soutenir.
Anouar Zyne
Secrétaire général du WAC
Pour développer une stratégie sportive dans le contexte marocain, il faut disposer au préalable d’une réelle économie du sport, actuellement ce secteur ne pèse pas grand-chose dans l’économie dans son ensemble. Sans ce pré-requis, une telle stratégie sera condamnée à rester sur papier ou sur Power-point. La loi 30-09 qui entend changer cette donne demeure très difficile à appliquer si ce n’est impossible pour des raisons juridiques et techniques. Actuellement, des spécialistes tentent de résoudre les lacunes de ce texte.