Les médias «otages» des GAFA
Les Assises internationales du journalisme, qui se tiennent à Tunis du 15 au 17 novembre, ont abordé le thème du modèle économique des médias web et de la stratégie à adopter face aux GAFA.
Eric Scherer, directeur de la prospective à France Télévisions, est un observateur avisé de la relation entre les géants de la Silicon Valley (Google, Amazon, Facebook et Apple [GAFA]) et les médias. Son constat est sans ambiguïté : «la relation est crispée entre ces plateformes et le reste du monde. Il y a eu des mensonges, une position dominante dans leurs secteurs, marquée par une captation d’argent de la part des GAFA, et en parallèle une chute dramatique des ressources dans les rédactions». Scherer s’exprimait lors du débat «Journalisme et plateformes. Partenaires ou adversaires ?», tenu aux Assises internationales du journalisme, organisées du 15 au 17 novembre à Tunis. Journalistes et experts du numérique proposent de repenser la relation entre les deux parties, avec en ligne de mire, une rupture avec la dépendance des médias vis-à-vis des géants du numérique, au Nord comme au Sud.
Reprendre le contrôle sur les «tuyaux»
Au Maroc, 68% des investissements publicitaires en ligne sont captés par Facebook et Google. Comme ailleurs, les médias web marocains ont fait de la «plateformisation» de leurs contenus, une stratégie pour attirer l’audience. Sauf que ce pari profite, souvent, aux GAFA. «Le danger est que les médias financent et produisent des contenus, alors que la monétisation se fait par les GAFA. Les médias se sont lancés dans ce schéma en esquivant la question du retour sur investissement», déplore Malek Khadhraoui, directeur de publication d’Inkyfada, média web en Tunisie. Et de renchérir : «Les médias ont perdu quelques parts de leur souveraineté en faisant ce choix désinvolte de se lancer dans cette démarche avec les Instant Articles, et Live Facebook». La dépendance est aussi technologique. «Les GAFA imposent leurs formats aux médias. Avec le succès de Snapshat, les médias se sont mis à produire des vidéos courtes de 30 secondes adaptées à ce réseau social», observe Antoine Laurent, consultant en stratégie numérique. Cette dépendance se prolonge dans la pratique du journalisme. Nayla Salibi, journaliste au groupe France Média Monde (RFI, France 24 et TV5) rappelle «qu’il suffit d’un changement d’un algorithme des plateformes pour que la façon de publier et de distribuer l’information change dans nos médias». Pour ces raisons, Scherer plaide pour considérer les GAFA comme des «frenemy», nouvel oxymore pour désigner les deux facettes de la relation médias-GAFA. Ces derniers sont des «amis» des médias, leur permettant l’accès une audience ciblée. «Ils ont un accès à la place où vivent les gens», souligne-t-il.
Les GAFA sont, en même temps des «ennemis», ne partageant pas les bénéfices publicitaires, tout en utilisant les données de leurs utilisateurs. «Les plateformes nous ont pillé nos contenus et nos ressources. Depuis, nous sommes en grande difficulté», insiste le directeur de la protective dans le groupe France télévisions. Dans ce contexte, les médias explorent des nouvelles pistes, surtout que le modèle publicitaire en ligne n’est pas opérant. Il favorise les GAFA. «L’abonnement mensuel pour des médias en ligne fonctionne», indique Scherer. Après le New York Times, Le Monde a annoncé que le nombre d’abonnés en ligne a dépassé les abonnés de la version print.Deuxième tendance, les expérimentations menées par des groupes de télévisions européens (notamment la BBC), pour reprendre la maîtrise de la distribution de ses contenus, hors réseaux sociaux. «C’est une nouvelle tendance, ceci ne veut pas dire qu’on ne veut pas plus être sur Facebook ou Twitter, mais ces groupes souhaitent mieux contrôler les contenus livrés aux plateformes», précise Scherer. La dernière piste est législative. Le Parlement européen avait voté une directive pour mieux protéger les éditeurs de presse. Cette résolution, votée en septembre dernier, octroie «un droit voisin du droit d’auteur», instaurant une rémunération des éditeurs par les GAFA, dont les modalités restent à définir. La bataille pour faire passer ce texte a été marquée par un lobbying intense des géants du numérique. Une première victoire pour les éditeurs de presse, ce qui constitue un précédent dans le monde.
Inkyfada, média indépendant de Facebook
Inkyfada est un média web tunisien créé en 2014 par une équipe de journalistes, développeurs et graphistes. Ce site classé dans la catégorie «médias à but non-lucratif», est un projet porté par l’association Al Khatt. Ce choix de distribution des contenus contraste avec les grands médias. «Nous offrons à nos lecteurs une expérience différente. Nous produisons du contenu exclusif et original, qui n’est pas accessible sur les plateformes», explique Khadhraoui, directeur de publication d’Inkyfada. Et d’ajouter : «Les réseaux sociaux demeurent pour nous outils de communication pour annoncer nos contenus. Nous sommes résolument contre le choix de produire pour les plateformes».