Le Maroc forcé d’évoluer pour ne pas décrocher
Autrefois bénéficiaire des délocalisations, longtemps décrié pour ses conditions de travail, le secteur des centres d’appels téléphoniques au Maroc se trouve désormais dans l’obligation d’évoluer face à la concurrence de destinations moins chères.
«Par rapport à la France, une prestation va être vendue deux fois moins cher au Maroc, (mais) quatre fois moins cher à Madagascar», explique Youssef Chraibi, patron de l’opérateur Outsourcia, qui emploie 1.500 personnes dans quatre pays. La gestion de la «relation client» crée chaque année autant d’emplois que l’automobile au Maroc, génère autant de revenus que l’aéronautique et fait travailler aujourd’hui plus de 70.000 personnes, contre 5.500 en 2004. Mais la croissance du secteur ralentit, passant de 15% à 5% sur les dernières années, selon des chiffres officiels. «Un signe de maturité du marché», selon Youssef Chraibi. Souriant, optimiste, cet homme de 42 ans à la courte barbe reçoit dans des bureaux décorés de sculptures pop art colorées.
Quelques étages plus bas, un bourdonnement de conversations s’échappe d’une salle. Des employés coiffés de casques et micros, face à leur écran, répondent du lundi au samedi aux demandes des clients d’un vendeur de pièces détachées auto. Une jeune femme rassure son interlocuteur : «Vous avez eu un problème avec un jeu de cylindres n’est-ce-pas ? Une réexpédition a été faite monsieur».
Le client compose un numéro français sans savoir où aboutit son appel. Il peut noter la qualité du service. Les responsables d’équipes circulent d’un poste à l’autre, les performances sont notées sur un tableau blanc. L’enjeu n’est pas mince: un quart du salaire dépend de primes.
Fondée en 2003 au Maroc, Outsourcia a racheté un site en France, créé un autre dans l’Hexagone, avant de s’implanter à Madagascar et au Niger. Les centres d’appels français, eux, continuent leur délocalisation entamée il y a plusieurs années: plus de la moitié (52%) de leurs effectifs se trouve à l’étranger, selon un rapport d’Ernst&Young, contre un quart dix ans plus tôt. «Ici, nous avons des profils complètement francophones qui arrivent à gérer des situations à valeur ajoutée. Les prestations les plus basiques et standardisées peuvent être traitées à Madagascar», dit le patron d’Outsourcia.
Les centres d’appels, rebaptisés «centres de contact» depuis leur ouverture sur les réseaux sociaux, se tournent ainsi vers des tâches plus complexes, administratives ou financières.
Myriam, 28 ans, a un diplôme de technicienne agroalimentaire. Faute d’offre intéressante dans sa branche, elle travaille comme téléconseillère chez Outsourcia depuis trois ans : « comparé aux deux autres centres d’appels où je suis passée, il y a une bonne ambiance ». La jeune femme n’exclut pourtant pas de partir « si une meilleure opportunité se présente ».
Pour beaucoup de jeunes Marocains diplômés du supérieur, les centres d’appels représentent une porte d’entrée sur le marché du travail, alors qu’en ville, quatre jeunes sur dix sont au chômage.
Après quatre ans comme téléconseillère, Halima, 27 ans, n’a pas hésité quand elle a trouvé un poste d’enseignante dans le privé. « Je gagne un peu moins mais, psychologiquement, je me sens mieux, en contact direct avec des gens (…). C’est plus stable et moins lourd, avec 22 heures par semaine contre 45».
Des salaires attractifs et une mauvaise réputation
Les salaires sont attractifs, environ trois fois le minimum local -qui est de 230 euros-, mais le métier traîne une mauvaise réputation : cadences lourdes, pression du chiffre, pas d’évolution de carrière.
Youssef Chraibi, qui est aussi vice-président d’une confédération marocaine d’outsourcing, assure travailler avec ses pairs pour limiter le turn-over. «Sur 300 acteurs au Maroc, notre association compte 20 groupes qui emploient 80% des ressources, ces sociétés ont un souci de responsabilité sociale et investissent dans la formation», dit-il.
«Avec la forte concurrence sur le low-cost, les entreprises ont plutôt intérêt à monter en qualité, cela passe par une fidélisation des salariés», explique Frédéric Madelin, responsable syndical chez Sud PTT, en France, très au fait de la situation dans les pays d’externalisation. Pour lui, «si on demande aux salariés de monter en gamme, des avancées sur les conditions de travail sont incontournables», avec l’élaboration d’une convention collective.
«La convention collective n’est pas souhaitable tant que les rapports de force sont déséquilibrés», nuance Bouchaib Moutawakkil, employé depuis 2005 dans une joint-venture germano-marocaine. «Le patronat est hostile à l’action syndicale : ils ont travaillé +sereinement+ pendant dix ans, alors ils essaient de +casser+ les employés qui revendiquent», dénonce-t-il.
Militant syndical depuis sept ans, il évoque des centaines de licenciements et même une « liste noire » des salariés connus pour leurs actions. «Avec ma réputation de grande gueule, je ne veux pas quitter ma boîte, je ne retrouverai pas d’emploi», dit-il.