Les dommages collatéraux

La «pénalisation» de la profession notariale, voulue comme un garde-fou contre les exactions financières, est aujourd’hui à l’origine d’une centaine de cas où les transactions immobilières sont bloquées, ce qui débouche sur des drames personnels. De son côté, le fonds d’indemnisation, opérationnel depuis fin 2017, est difficilement accessible…
«J’ai lu la nouvelle comme tout le monde, sur les médias. Un clic plus tard, je lisais le nom de mon notaire, condamné pour 5 ans de prison pour détournement de fonds». Mohamed B., commerçant casablancais, n’en revient toujours pas. L’achat de son appartement dans un quartier d’Aïn Sebaâ pour la somme de 850.000 DH, dont près de la moitié est financée à crédit, a tourné au cauchemar depuis l’incarcération de son notaire. Après avoir obtenu difficilement, du fait de son statut d’indépendant, un prêt de sa banque pour la somme de 400.000 DH, il a toute de suite injecté la somme par-devant notaire pour son acquisition immobilière. Seulement, en décembre 2016, celui-ci a vu sa responsabilité pénale engagée pour escroquerie. Au moment même où seules les formalités d’enregistrement et d’inscription étaient nécessaires pour finaliser le transfert de propriété. Après avoir refusé de payer sa traite à la banque pendant une durée de 6 mois, il a été finalement condamné en première instance par la banque à payer la somme due. Résultat : il paie une traite pour un appartement dont il n’a pas la propriété. Le cas de Mohamed B. est loin d’être isolé, ils sont aujourd’hui une centaine à souffrir de cette énième source d’insécurité juridique foncière. À Marrakech, Salma B. est également au cœur d’un imbroglio. Ayant effectué de son côté une double opération, vente puis achat, chez une même praticienne aujourd’hui incarcérée. Les deux transactions sont bloquées et les conséquences juridiques sont encore plus graves : son vendeur dans la première l’attaque pour parfaire la promesse de vente et l’acquéreur dans le seconde l’astreint judiciairement à accomplir les procédures. N’ayant pas reçu le reliquat du prix de vente, cela s’avère donc quasi-impossible.
Lenteur de la justice
Une somme d’argent s’ajoute donc à sa dette pour chaque jour de retard dans l’exécution du jugement concernant la poursuite des formalités de la vente. Une fois que son adversaire aura accumulé une somme importante au titre de l’astreinte, il demandera au juge de la réaliser, c’est-à-dire de l’encaisser puisqu’elle sera considérée comme une créance. Et partant l’acheteur aura le droit de saisir ses biens, immeubles ou meubles en garantie de sa créance. Pourtant, la loi relative à la profession de notaire prévoit un dispositif pour réparer les conséquences des erreurs commises par les notaires dans l’exercice de leur activité. Avec deux mécanismes complémentaires : l’assurance et un fonds collectif de garantie. Le premier est même une obligation préalable à l’exercice de la profession, notamment la couverture de la responsabilité au titre des préjudices occasionnés par ses fautes professionnelles, celles de ses stagiaires ou de ses salariés. Parallèlement à l’assurance, la loi institue le «Fonds d’assurances des notaires» qui intervient en dernier lieu pour dédommager les victimes des fautes commises par les notaires. Un mécanisme opérationnel depuis fin 2017. Seulement, la personne dont les intérêts sont lésés doit être en possession d’une décision de justice reconnaissant la responsabilité du notaire. Vu la lenteur de la justice, on comprend bien que l’indemnisation par le fonds est un parcours du combattant. Une autre condition et pas des moindres, il faut que l’insolvabilité du notaire soit établie et que les sommes versées par la compagnie d’assurances soient insuffisantes. C’est ce qui explique que le Conseil d’administration du fonds n’a réservé de suite favorable lors de sa première réunion tenue le 28 novembre 2017 qu’à deux demandes d’indemnisation pour un montant total de 7 MDH. Et dans tous les cas, le fonds n’intervient que dans la limite de ses ressources qui proviennent uniquement des intérêts produits par les comptes particuliers des notaires ouverts auprès de la CDG et d’une cotisation forfaitaire prélevée sur chaque acte reçu par les notaires. Il est à noter que la saisine du fonds pour indemnisation doit intervenir, sous peine de prescription, avant l’expiration d’une durée de cinq ans suivant le jour où la responsabilité du notaire a été reconnue par un jugement définitif. Selon les instances professionnelles des notaires, il s’agit avant tout d’une «conséquence de la pénalisation de la profession avec la loi 32.09. Le texte, qui a remplacé la loi de 1925, est considéré comme «répressif». De même pour la lecture qui est faite par les juges. La distinction entre faute professionnelle intentionnelle et non-intentionnelle n’est pas souvent retenue. «Le notaire auteur d’un détournement ou d’abus de confiance doit aller en prison. Celui qui méconnaît une disposition administrative par exemple a commis une faute professionnelle. El là, c’est la responsabilité civile qui entre en jeu et non pas pénale», explique ce praticien casablancais.
Régime de garantie collective
Mais là encore la problématique demeure puisque pour que la responsabilité civile d’un notaire soit engagée, il faut prouver l’existence d’une faute du notaire, c’est-à-dire d’un manquement à ses devoirs, une négligence ou une omission, que le préjudice soit réel, qu’il y ait un dommage. Et, surtout, il faut qu’il y ait un lien de causalité entre la faute du notaire et le dommage subi. Si ces 3 éléments sont réunis, le notaire peut être obligé par un juge à verser des dommages et intérêts à la victime. Cependant il existe des cas d’exonération. En effet, un notaire peut se soustraire à sa responsabilité civile s’il réussit à prouver que le dommage subi est lié soit au fait de la victime, c’est-à-dire que c’est une action volontaire de la victime qui a engendré le dommage, soit au fait d’une tierce personne, c’est-à-dire qu’une autre personne est à l’origine du dommage, soit lié à un cas de force majeure (exemples : attentats, catastrophe naturelle, etc.). Ainsi donc, pour les victimes dites «indirectes» des notaires véreux, la garantie collective demeure la seule issue à faire jouer. Seulement, les débats au sein de la profession ne sont pas encore terminés quant aux modalités de fonctionnement de cette garantie. Les propositions récurrentes des professionnels portent sur la création d’une caisse au niveau régional et d’une caisse centrale. Toutes les deux abondées par les cotisations professionnelles. Mais l’Ordre tient à ce que les caisses souscrivent à des assurances et ne reposent donc pas uniquement sur leurs fonds propres. Dans ce régime, qui sera très probablement adopté, on fera appel à la caisse régionale avant de passer si besoin est à la caisse centrale. Pour faire jouer le mécanisme, il faudra seulement montrer la défaillance du notaire et avoir une créance exigible. Les tenants, majoritaires, de cette option proposent qu’en cas de défaillance de la caisse centrale, il faudra faire des appels de fonds auprès des différents notaires. Les débats autour du fonds de garantie démontrent une adhésion majoritaire des professionnels au régime de garantie collective. Néanmoins, certains sont relativement sceptiques. Ce notaire à Rabat, qui a souhaité garder l’anonymat, s’explique : «Imposer à chaque notaire les sacrifices financiers individuels que nécessiteront la création et le fonctionnement des caisses régionales de garantie et de la caisse centrale ne paraît possible que si la valeur de l’Office notarial présente un élément appréciable dans l’actif du notaire défaillant».
Une contrainte inutile ?
La dernière version de la réglementation professionnelle des notaires interdit aux professionnels de conserver les sommes qu’ils détiennent pour le compte d’autrui ; ils sont tenus de les déposer à la CDG dès leur réception. Ainsi, un mécanisme opérationnel a été mis au point pour organiser les flux financiers entre les notaires, la CDG et les autres parties concernées. La conservation des fonds par les notaires étant la source majeure des incidents qui ont entaché la profession durant ces dernières années. Mais il reste que dans la pratique une demande de règlement est exécutée même si elle fait tomber le sous-compte en position débitrice pour la simple raison que l’individualisation des fonds est effectuée dans le compte principal du notaire et non sur les sous-comptes. En d’autres termes, seul le premier est considéré comme un compte bancaire au sens de la loi. Par conséquent, les motifs de rejet de règlements tels que prévus par le Code de commerce n’est pas applicable pour les sous-comptes. Certes, une fois qu’un sous-compte se trouve en position débitrice, une anomalie est signalée, donnant lieu à des vérifications de la part du procureur et des conseils régionaux des notaires. Mais lorsque ces vérifications interviennent, le mal est souvent déjà fait.