«La marge de manœuvre de Bank Al-Maghrib demeure très limitée»
Les Inspirations ÉCO : Beaucoup de choses ont été dites sur les avantages et les inconvénients de la flexibilité du DH et il demeure très difficile de démêler le vrai du faux. Dans la pratique, comment se traduira cette réforme sur les agrégats économiques ?
Najib Akesbi : Dans la pratique, le dirham ne pourra que régresser devant l’euro et le dollar. Il faudra s’attendre à ce que le dollar et l’euro coûtent plus cher. Un constat que l’on peut faire sur la base d’une analyse de la réalité de l’économie marocaine, du commerce extérieur ainsi qu’au regard du niveau de nos réserves de changes. Le prix du DH sera, on le sait, déterminé selon l’offre et la demande. Actuellement, nous accusons un important déficit de la balance commerciale qui a atteint 190 MMDH à fin 2017, soit 18% du PIB. Pour être plus précis, nous sommes dans un pays qui exporte à peine la moitié de ce qu’il importe. Concrètement, cela veut dire que la demande en devise étrangère est plus importante que celle sur le dirham. Objectivement, cette situation engendrera une pression importante sur le dirham et par ricochet une pression importante sur nos réserves en devises. BAM devra continuellement puiser dans sa réserve en devises pour défendre la bande de fluctuation de plus ou moins 2,5% imposée par cette réforme. Mais cette opération suppose des limites et ne peut être une solution sur le long terme face à des problèmes dont l’origine est structurelle. Dans ce contexte, on est en droit de savoir si ce mode opératoire est le bon.
Pourtant auprès des officiels, l’on affirme que les principaux prérequis demeurent solides…
Cela fait des décennies que le déficit s’est installé et qu’il continue de plonger. Toutes les prédictions annoncent que la situation ne peut qu’empirer. Il n’est pas honnête intellectuellement de dire que les choses demeurent normales et qu’aucun risque n’est pris. Nos réserves en devises se situent aujourd’hui aux alentours de 240 MMDH, soit l’équivalent de 23 milliards d’euros. Il faut savoir que sur ces 23 milliards, une grande partie est consommée par défaut car elle correspond aux factures énergétiques et alimentaires du royaume, qui sont des importations pour le moment incompressibles. Face à la réalité des réserves, la marge de manœuvre de BAM, demeure très limitée. BAM tentera de résister, mais tant que les difficultés sont structurelles, la tâche sera ardue. Il ne faut pas oublier par ailleurs que les spéculateurs agissent dans de tels contextes dans le but d’affaiblir une monnaie et ainsi mieux servir leurs intérêts. Même dans un scénario où BAM aurait à gérer une plus grande réserve, il ne pourra manifestement pas résister aux pressions. Résultat : Non seulement nous risquons de perdre nos réserves, mais aussi la solidité de notre monnaie qui s’affaiblira considérablement.
Le ministre de l’Économie et le wali de BAM ont pourtant indiqué que cette réforme était étudiée et préparée depuis plusieurs années par les gouvernements successifs…
Il faut arrêter ce discours. On nous a rabâché la même chose lorsqu’on a voulu débattre de la libéralisation des hydrocarbures pour laquelle on nous a promis monts et merveilles et nous constatons aujourd’hui que la réalité est tout autre. Même chose lorsqu’on a voulu signer des accords de libre-échange (ALE), et aujourd’hui nous constatons que ces accords sont une catastrophe pour l’économie. De quel prérequis parle-t-on ? Prenons la croissance par exemple, le chef de l’État en personne parle d’un échec du modèle de croissance. On ne peut pas dire que tout va bien dans le meilleur des mondes. Je préfère éviter la comparaison avec les autres pays, notamment l’Égypte et la Turquie. Je préfère analyser les problèmes structurels du pays, du déficit de la balance commerciale, d’importations énergétiques colossales et de la situation des réserves en devises.
L’on parle pourtant de réserves de plus de 6 mois d’importation
6 mois d’importation ne représentent rien dans le monde d’aujourd’hui. Nous ne devons pas oublier que nous assumons une dette externe importante qui se chiffre à 34 milliards d’euros environ. Lorsque le dirham sera dévalué, le solde de la dette augmentera de facto et cela aura des répercussions importantes tant sur le budget que sur la devise. Si nous voulons donc examiner ces 6 mois d’importation, nous devons y introduire également les intérêts sur la dette externe. Il ne faut pas oublier par ailleurs que la situation du prix du pétrole à l’international demeure à ce jour, somme toute, acceptable avec un prix du baril aux alentours de 60 dollars. Lorsque le prix du pétrole atteindra 100 dollars, comment nous nous en sortirons ? Comment est-ce que BAM pourra défendre sa marge de manœuvre ? C’est pourquoi je pense que nous avons besoin d’un débat décomplexé sur le sujet où les responsables répondront directement à ces constats économiques clairs auxquels nous n’avons pas encore de réponse. Je pose une seule question : si demain nous devons supporter une pression et un effet de spéculation sur le dirham, que fera BAM et quels sont les moyens objectifs dont la Banque centrale dispose pour défendre la situation monétaire du pays ?
Un autre point de vue souligne que cette réforme serait salutaire pour nos exportations, nos rentrées touristiques et les transferts des MRE ?
Ni le tourisme, ni les transferts MRE, ni les IDE ne constituent de raisons valables à mon sens pour mener cette réforme. Le tourisme est en stagnation depuis plusieurs années. Le touriste ne choisira pas le Maroc parce que sa monnaie est en baisse de 2 ou 3%, mais pour d’autres raisons, notamment la qualité du produit touristique et la situation du risque-pays régional qui sont les vraies difficultés pour le secteur. La flexibilité du dirham n’apportera rien de bien nouveau. Pour les transferts des MRE, cela fluctue entre 5 et 6 milliards de dollars annuellement ce qui n’est pas bien reluisant. N’oublions pas que là aussi la donne a changé et que nous sommes désormais face à une 3e, voire 4e génération qui ne compte plus investir ou rentrer au Maroc. Même constat du côté des IDE. Les investissements depuis une vingtaine d’années fluctuent dans une marge de 2,5 à 3,5%. Une multinationale ou un investisseur installé à Londres ou à New York n’investira pas au Maroc pour sa flexibilité. Les vrais éléments qui déterminent son choix sont plutôt liés à la stabilité, la sécurité, la justice, l’administration, l’importance du marché intérieur, des facteurs productifs et de la logistique.
Vous parlez de modèle économique et de croissance. Quelles sont vos propositions pour la relance de ce modèle ?
Je pense que le Maroc a fait des choix stratégiques et structurels durant ces cinq dernières décennies que l’on peut résumer en deux paris : le Maroc a parié d’abord sur une économie du marché qui rompt avec l’économie de rente et encourage l’initiative privée. Il a, d’autre part, mis l’accent sur l’ouverture à l’économie internationale. Aujourd’hui, nous constatons que nous avons perdu ces deux paris. L’économie marocaine est toujours gangrenée par la rente et le secteur privé ne joue toujours pas pleinement son rôle. Les deux tiers des investissements dans notre pays sont assumés par l’État. Pour le second pari, il est clair que le déficit de la balance commerciale opère un nivellement par le bas de la croissance du Maroc. Nous avons donc également perdu ce pari. Le problème étant que le Maroc a pris des choix économiques qu’il a choisi de gérer avec un modèle politique et une gouvernance incompatible qui ne prend pas en compte les exigences démocratiques. Nous sommes donc devant une impasse que l’on ne peut pas surmonter sans un vrai développement du modèle politique marocain.