«La tâche ne sera pas aussi facile qu’en Afrique de l’Ouest»

S’il note une meilleure gouvernance et une plus forte dynamique économique en Afrique de l’Est, Alioune Gueye, PDG d’Afrique Challenge, croit toutefois que les pays de cette région seront, pour le Maroc, moins faciles à percer que l’Afrique de l’Ouest. Explications.
Les Inspirations ÉCO : Comment expliquer l’intérêt du Maroc pour l’Afrique de l’Est?
Alioune Gueye : L’Afrique de l’Est est aujourd’hui un vrai enjeu pour le Maroc. En allant en Afrique de l’Est, le Maroc regarde plus loin. Il prend le grand large. Dans ce contexte de retour du Maroc au sein de l’Union africaine, il y a certes un enjeu politique, mais le principal objectif du royaume serait de sortir du pré-carré franco-français, afin d’aller vers d’autres espaces économiques, notamment l’Afrique anglophone. Cela, d’autant plus que cette partie du continent est plus dynamique sur le plan économique que l’Afrique francophone.
Quelles sont les particularités de ces pays?
Ce sont des pays anglophones, qui ont une économie beaucoup plus diversifiée. De même, la gouvernance y est meilleure par rapport à l’Afrique francophone, car la dimension politique est moins marquée. Ces économies disposent également d’un vrai secteur privé, pour des raisons historiques. Autant la colonisation nous a légué des États forts et des fonctionnaires bien formés, autant dans cette partie du monde, la colonisation anglaise a laissé des avocats d’affaires et des hommes d’affaires.
Mais le Maroc réussira-t-il à percer ces marchés d’Afrique orientale aussi facilement qu’en Afrique de l’Ouest?
Je ne le pense pas, parce qu’il n’y a pas d’histoire entre le Maroc et ces pays, comme c’est le cas avec l’Afrique de l’Ouest. Mais la Tanzanie, qui compte une forte communauté musulmane, peut être abordée plus facilement. Le Maroc peut mettre en avant son expérience en matière de formation religieuse par exemple, car c’est une région qui n’échappe pas aux phénomènes de radicalisation… Mais globalement, avec l’Afrique de l’Est, le royaume est appelé à construire et à écrire une nouvelle histoire!
Dans cette région, quelles puissances étrangères le Maroc risque-t-il de rencontrer?
Il est à rappeler que la plupart des pays d’Afrique de l’Est ont été colonisés par la Grande-Bretagne. La colonisation anglaise, comme on le sait, était différente de celle française. Ce fut une colonisation qui prônait le développement séparé, alors que la France était dans une logique d’assimilation. Sur la base de cette réalité historique, je peux dire qu’il n’y a pas de puissance dominante sur place, comme la place qu’occupe encore la France en Afrique de l’Ouest. En revanche, l’Asie -avec en tête la Chine- y a des intérêts très importants.
Quelle place pour les grandes entreprises marocaines dans cette nouvelle orientation?
Des entreprises de plusieurs secteurs peuvent être impliquées, notamment dans les banques, l’industrie pharmaceutique et l’immobilier. Mais je pense que l’OCP aura à jouer un rôle de premier plan. L’OCP est en train d’ouvrir un ensemble de filiales sur le continent, dont certaines seront implantées dans les pays de cette région. Le Maroc a un très grand dessein à travers l’OCP, intitulé «Nourrir l’Afrique». Placer l’OCP dans l’écosystème agricole de tous ces pays-là est un point essentiel car la population africaine est celle qui croît le plus vite et il faut nourrir davantage de bouches. Avec les fertilisants, le Maroc dispose d’avantages distinctifs décisifs. Les réserves prouvées en phosphates placent le Maroc numéro un mondial pour au moins les cinquante prochaines années.
Qu’en est-il de Casablanca Finance City (CFC)?
La dimension de CFC est très importante. Aujourd’hui, mon sentiment est que le Maroc, au lieu d’une vocation industrielle, a plus intérêt à mettre en avant sa vocation de hub financier africain. Ce positionnement lui permettra de capter des financements extérieurs, notamment en provenance des pays du Golfe, mais aussi de la Russie et de l’Asie. En allant vers l’Afrique de l’Est, le Maroc, qui constitue déjà un hub important, part à la rencontre d’autres hubs sur le continent. Le Kenya, par exemple, est un grand hub. Ce pays est proche de l’Asie. Les pays asiatiques y ont jeté leur dévolu, comme en Afrique du Sud. Je pense donc que ces hubs ont des complémentarités à partager, ils doivent se rapprocher. Rapprocher les plateformes de Nairobi-Casablanca et plus tard Johannesburg permettra d’avoir une continuité continentale, et cela donnera plus de visibilité aux investisseurs internationaux. Il faut donc développer la connectivité et l’interopérabilité de ces plateformes. Elles ne doivent pas être en compétition, mais plutôt en «coopétition».
Sur le plan industriel, quels seront les débouchés attendus?
Le Maroc s’est lancé dans un processus d’accélération industrielle, avec une production de qualité et une approche «cluster» qui commence à faire ses preuves dans les secteurs traditionnels et promet beaucoup dans le secteur de l’aéronautique notamment. Cela ouvre des opportunités d’affaires avec le reste du continent, notamment en termes de réparation et d’entretien d’avions. Kenya Airways, qui figure parmi les compagnies aériennes les plus dynamiques du continent, pourra par exemple venir entretenir ses avions au Maroc! Il en est de même pour la nouvelle compagnie Rwanda Air. Cette ouverture du Maroc vers l’Afrique de l’Est peut donc donner un coup d’accélérateur, au plan marocain d’accélération industrielle.