Silver economy : les séniors, un gisement économique sous-évalué

Le Maroc vieillit à grande vitesse. En l’espace de dix ans, la population des plus de 60 ans est passée de 3,2 à 5 millions, soit un rythme de croissance cinq fois supérieur à celui de l’ensemble de la population. Cette transformation démographique bouscule l’équilibre social et met à l’épreuve les systèmes de retraite, de santé et d’inclusion économique. Elle ouvre aussi la voie à de nouvelles perspectives économiques, encore largement sous-exploitées.
Le visage démographique du Maroc change. En dix ans, le nombre de personnes âgées de 60 ans et plus est passé de 3,2 à 5 millions, une croissance fulgurante de 4,6% par an, contre moins de 1% pour l’ensemble de la population. Cette évolution place le pays au seuil de la troisième phase de transition démographique, celle que connaissent déjà les pays industrialisés, de l’Espagne au Japon.
Le vieillissement de la population n’est pas qu’un enjeu social ou médical, il devient une question économique centrale. L’impact se mesure autant dans la hausse attendue des dépenses de consommation des seniors, appelées à atteindre 646 milliards de dirhams d’ici 2050, que dans les déséquilibres financiers qui menacent les retraites et les dépenses publiques de santé.
Une réalité sociale marquée par la précarité
Derrière les chiffres se cachent des situations de grande fragilité. Plus d’une personne âgée sur deux n’a aucun revenu stable. Celles qui en disposent vivent le plus souvent avec des pensions faibles, incapables de compenser la hausse du coût de la vie.
Le problème est accentué par la faible couverture sanitaire, l’accès limité aux soins spécialisés et le manque de structures adaptées. Le tableau est encore plus sombre pour les femmes, qui cumulent les vulnérabilités. Près de neuf sur dix sont analphabètes, un tiers ne bénéficient d’aucune couverture médicale et près de la moitié sont veuves. Ces réalités plongent une partie significative de la population âgée dans l’isolement et la dépendance familiale, avec un risque croissant de marginalisation.
Le défi est également culturel et sociétal. La famille marocaine, longtemps perçue comme le premier rempart contre la solitude des aînés, se transforme rapidement. L’urbanisation, la réduction de la taille des ménages et l’émigration des jeunes réduisent la capacité des foyers à prendre en charge leurs aînés. Le vieillissement, qui était autrefois absorbé dans le cadre familial, devient un enjeu collectif qui interpelle directement les politiques publiques.
Pressions croissantes sur les systèmes publics
La montée en puissance de la population âgée pèse directement sur les retraites, la santé et les infrastructures sociales. Alors que la part des actifs recule, le nombre de retraités augmente à un rythme plus rapide, menaçant l’équilibre des régimes existants. Plus de la moitié des seniors ne bénéficient pas encore d’une couverture de retraite, une situation qui pose un problème structurel de financement à moyen terme.
Sur le plan sanitaire, les chiffres illustrent l’urgence. Plus de 64% des personnes âgées souffrent d’une maladie chronique et 45% vivent avec une incapacité limitant leurs activités quotidiennes. Or, le Maroc ne compte que six médecins spécialisés en gériatrie et deux établissements hospitaliers dédiés aux personnes âgées, concentrés dans une seule région.
Cette offre limitée pousse les familles vers le secteur privé, où les coûts pèsent lourdement sur des budgets déjà fragiles. La conséquence est double, avec une aggravation de la précarité et un accroissement des inégalités dans l’accès aux soins.
Face à ces défis, le Conseil économique, social et environnemental appelle à une refonte en profondeur. Son président, Abdelkader Amara, résume ainsi l’enjeu en affirmant que l’inclusion sociale et économique des personnes âgées n’est pas seulement une nécessité urgente pour instaurer la justice sociale, elle constitue également une opportunité stratégique pour la réalisation du développement humain, territorial et économique.
L’émergence d’une économie argentée encore sous-exploitée
Si le vieillissement met à rude épreuve les équilibres sociaux et financiers, il ouvre aussi une fenêtre d’opportunités économiques considérables. Les seniors consomment de plus en plus et leurs besoins créent un nouveau marché, appelé économie argentée ( Silver economy).
Ce secteur englobe les soins de santé à domicile, le logement adapté, les loisirs, la nutrition, les services numériques ou encore le tourisme spécialisé. Selon les projections, cette économie pourrait croître de 7% par an jusqu’en 2050.
Pourtant, le Maroc reste en retard. L’offre est fragmentée et limitée, souvent laissée à l’initiative privée ou familiale. Les services spécialisés comme les soins à domicile, les équipements adaptés, les programmes sportifs ou culturels, demeurent rares, inaccessibles ou hors de prix pour une majorité.
Le développement d’un véritable tissu économique autour de la longévité apparaît désormais comme une urgence. Cela suppose des incitations fiscales pour les entreprises, une politique de formation pour disposer de ressources humaines qualifiées et une meilleure coordination entre acteurs publics et privés. Le vieillissement n’est plus une projection lointaine mais une réalité déjà ancrée au Maroc.
À l’horizon 2050, le pays comptera près d’un quart de sa population au-dessus de 60 ans. Il s’agit d’un défi immense pour les finances publiques, la cohésion sociale et le modèle de développement. Mais c’est aussi une chance à saisir pour transformer ce poids démographique en moteur de croissance. La réussite dépendra de la capacité des politiques publiques à allier justice sociale et valorisation économique des seniors, afin que l’âge ne soit pas synonyme de vulnérabilité mais une étape de vie digne et utile pour l’ensemble de la société.
Les femmes âgées, premières victimes de la précarité
La vieillesse pèse plus lourdement encore sur les femmes au Maroc. Leur espérance de vie est supérieure à celle des hommes, 78,6 ans contre 75,2, mais ces années supplémentaires s’accompagnent souvent de vulnérabilités accrues. Près de neuf femmes âgées sur dix sont analphabètes, ce qui limite leur autonomie et accentue leur dépendance familiale.
La pauvreté est un trait dominant. Seules 16% des femmes âgées touchent une pension de retraite, contre 41% des hommes. Leur insertion dans la vie active demeure très faible, moins d’une sur dix exerce un emploi, la plupart comme aides familiales. Plus de 45% d’entre elles sont veuves, une proportion dix fois plus élevée que chez les hommes, ce qui renforce leur isolement et leur fragilité financière.
De plus, 73% des femmes âgées souffrent d’au moins une maladie chronique et près d’un tiers ne disposent d’aucune couverture médicale. Elles assument par ailleurs une charge domestique disproportionnée, consacrant quatre fois plus de temps que les hommes aux tâches ménagères, au détriment d’une éventuelle activité économique.
L’étude rappelle également une réalité inquiétante, trois femmes âgées sur dix déclarent avoir subi des violences, familiales ou sociales. Entre isolement, pauvreté et exposition aux abus, elles figurent parmi les catégories les plus vulnérables de la société marocaine vieillissante.
Faiza Rhoul / Les Inspirations ÉCO