Investissements directs marocains à l’étranger : un virage stratégique nécessaire

Les chiffres préliminaires des investissements directs marocains à l’étranger (IDME) pour la période de janvier à août 2025, publiés par l’Office des changes, présentent une apparente stabilité. Un examen approfondi, croisé avec le rapport annuel 2024, révèle cependant des dynamiques plus complexes et des défis structurels nécessitant une réponse stratégique des acteurs économiques marocains.
L’analyse de la composition des flux révèle un changement majeur dans la nature des investissements marocains à l’étranger en 2024. À commencer par l’effondrement des instruments de dette. C’est la principale explication de la chute du flux net. Une évolution qui est due à la baisse du flux net des instruments de dette, principale composante du flux net des investissements marocains à l’étranger en 2023, de 86,3% (+1,2 MMDH en 2024 contre +8,9 MMDH en 2023).
Ce recul brutal suggère un resserrement du crédit inter-entreprises ou une moindre prise de risque sous forme de prêts par les groupes marocains à leurs filiales étrangères, potentiellement lié à une gestion plus prudente de la trésorerie face à un environnement international incertain ou à des difficultés de remboursement. Deuxième changement majeur : l’essor des titres de participation et des bénéfices réinvestis.
En contrepoint, les investissements en fonds propres (titres de participation) ont fortement augmenté (+80%, passant de 2,2 MMDH en 2023 à 3,9 MMDH en 2024). Les bénéfices réinvestis ont également connu une légère hausse (+1,8 MMDH contre +1,3 MMDH). Ce qui indique une volonté persistante de certains groupes marocains de prendre ou de renforcer des participations stratégiques dans des actifs étrangers, et de réinvestir localement les profits générés.
Implications pour les acteurs économiques : Adaptation et stratégie renouvelée
Cette nouvelle donne des IDME a des conséquences concrètes pour les différents acteurs. Pour les groupes marocains internationaux, le resserrement des flux de dette inter-entreprises signifie un accès potentiellement plus difficile et plus coûteux au financement pour leurs filiales étrangères.
«Elles devront davantage compter sur les bénéfices réinvestis, les fonds propres injectés par la maison-mère (en hausse, mais insuffisants pour compenser la chute de la dette), ou le financement local dans les pays d’accueil, impliquant des risques de change et de marché», nous dit-on.
Des stratégies à repenser
Pour le volet stratégie d’investissement, la chute globale des flux nets et la concentration géographique exigent une réévaluation des stratégies d’internationalisation. Une diversification géographique (au-delà des 5 pays dominants) et sectorielle (renforcer les investissements dans les services, les énergies renouvelables, l’agro-industrie) devient impérative pour réduire les risques.
La forte croissance des investissements dans les TIC est une piste à consolider. Cela dit, la pression sur la rentabilité des filiales existantes augmente, car les possibilités de soutien financier facile via la dette se réduisent. L’accent doit être mis sur l’optimisation opérationnelle et la génération de cash-flow local.
Pour ce qui est des politiques publiques, le recul des IDME, particulièrement en Afrique, et la chute de l’instrument dette, nécessitent une analyse fine des freins réglementaires, fiscaux (double imposition, retenue à la source) et d’accès au financement à l’export. Des instruments de soutien (garanties, fonds dédiés) pourraient être redéployés pour encourager les investissements en fonds propres dans des secteurs stratégiques et vers des régions prioritaires (notamment l’Afrique subsaharienne au-delà du Mali), ainsi que pour faciliter le financement des filiales lorsque la dette reste pertinente.
Le traitement fiscal des bénéfices réinvestis mérite aussi attention. Pour les investisseurs et analystes financiers, la concentration géographique extrême des IDME augmente le risque systémique pour l’ensemble de la position extérieure du Maroc vis-à-vis de quelques économies. Les investisseurs devront en tenir compte dans leur évaluation du risque souverain et corporate marocain.
Au-delà de la stabilité de court terme, l’impératif stratégique
En définitive, les chiffres à fin août 2025 ne doivent pas masquer la réalité révélée par l’année 2024. Les IDME marocains sont à un tournant. Le modèle reposant largement sur l’instrument dette a montré ses limites en 2024. La forte concentration géographique représente un risque significatif.
Le léger mieux observé début 2025, s’il se confirme en fin d’année, reste insuffisant face aux défis structurels. La performance future dépendra de la capacité des entreprises marocaines à diversifier leurs modes de financement, à élargir leur empreinte géographique et sectorielle, et à optimiser la rentabilité de leurs actifs existants.
Dans un tel contexte, les pouvoirs publics et les organisations patronales ont un rôle clé à jouer pour créer un environnement plus favorable et incitatif à une internationalisation plus résiliente et plus diversifiée. Comme le suggère implicitement la contraction de l’investissement en Afrique, le rééquilibrage de la stratégie continentale est également un enjeu majeur.
La véritable «performance» des IDME en 2025 se jugera moins sur le flux net mensuel que sur la capacité collective des acteurs à initier ce repositionnement stratégique nécessaire.
Bilal Cherraji / Les Inspirations ÉCO