Pièces de rechange : la grande panne d’un marché à réguler

Alors que la ferraille de Dallas, au cœur de Casablanca, vient d’être rasée, c’est toute une économie informelle qui vacille. Le secteur des pièces de rechange au Maroc, évalué à plus de 4 milliards de dirhams, souffre d’une fragmentation chronique et d’une absence de réglementation claire.
Le site de Salmia, situé dans la banlieue sud de Casablanca et qui s’étend sur plus de 18 hectares, est aujourd’hui dans le viseur des autorités. Sa délocalisation supposée fait suite au démantèlement de la ferraille de Dallas, plus modeste, mais symbolique. Ces opérations successives mettent en lumière la fragilité structurelle d’un secteur pourtant essentiel à l’économie circulaire et à la mobilité.
«Cette fermeture était inévitable, mais elle peut devenir une opportunité si les acteurs sont accompagnés dans leur transition vers le digital», nous explique El Mehdi Benslim, fondateur de la plateforme Piyes.com.
C’est en se heurtant lui-même à une voiture immobilisée, à un marché désorganisé et à une dépendance quasi totale à l’importation qu’il a décidé de bâtir son entreprise.
Une économie circulaire encore balbutiante
Chaque jour, plus de 2.000 accidents de la route sont enregistrés au Maroc, générant près de 5.000 recherches quotidiennes de pièces détachées. Pourtant, seuls 6.000 à 7.000 véhicules sont traités en fin de vie chaque année dans le pays. En comparaison, la France démantèle plus de 5 à 6 millions de véhicules par an, grâce à un réseau dense d’usines de démantèlement.
«Le problème, c’est que le métier de centre de démantèlement est encore méconnu ici. Ce sont des usines inversées, où la voiture entre entière et ressort dépiécée, chaque élément répertorié, tracé, garanti», nous confie Benslim.
En l’absence d’une telle filière structurée, le Maroc importe aujourd’hui 95% des pièces d’occasion mises sur le marché. Elles proviennent principalement d’Europe ou d’Asie, où des centres industriels gèrent le démantèlement et la réutilisation.
En Europe, le marché du recyclage automobile représente près de 14 milliards d’euros. Des groupes industriels comme Renault ou Stellantis y ont investi massivement, l’un a acquis Opisto, l’autre B-parts, deux plateformes e-commerce spécialisées dans la pièce de réemploi.
Dans le monde, le marché du démantèlement automobile est estimé à 17,85 milliards de dollars en 2024, avec une projection à 28 milliards d’ici 2030. Et, en Afrique, le potentiel est immense, avec un marché de la pièce de rechange estimé à plus de 8 milliards de dollars, dont une large part est captée par l’informel.
Le digital comme levier de transformation
Le site Piyes.com, fondé par El Mehdi Benslim, tente de répondre à ce défi. Il connecte des fournisseurs vérifiés de pièces de réemploi à des clients professionnels ou particuliers, en leur permettant de visualiser des stocks en ligne, passés jusque-là sous les radars.
«Le marché n’est pas référencé, les pièces sont vendues dans des ferrailles, souvent sans garantie ni traçabilité. Notre objectif, c’est de rendre tout ça transparent, visible, sûr», indique Benslim.
Sa plateforme propose un droit de rétractation de 15 jours, des garanties d’un an sur les pièces mécaniques, et plus de 200 références en carrosserie. Et les premiers résultats sont encourageants. Lancée fin 2023, la plateforme a déjà généré un chiffre d’affaires de 1,5 million de dirhams en quelques mois, preuve que la demande existe bel et bien et qu’une offre structurée suffit à y répondre.
Une filière à structurer d’urgence
Avec une valeur estimée à plus de 4 milliards de dirhams, le marché marocain des pièces de rechange reste dominé par l’informel.
En apparence, ce sont de petites ferrailles, mais, derrière, ce sont souvent des sociétés structurées qui importent, dédouanent, et opèrent à grande échelle. Le manque de régulation et d’espaces de vente adaptés les contraint à fonctionner dans l’ombre. La fermeture de Dallas, suivie du déplacement annoncé de la ferraille de Salmia, marque peut-être un tournant.
Pour Benslim, cela peut être le début d’une mutation. «Les gens ne se déplacent presque plus. Tout se fait par téléphone. Si on ne propose pas de solution digitale, on rate la transition», dit-il.
Et de conclure : «Nous avons déjà conclu un contrat avec un industriel qui s’apprête à lancer la première usine de démantèlement automobile au Maroc. L’usine sera opérationnelle dans six ou sept mois. Ce sera une première pour le pays, et cela va transformer le paysage du reconditionnement».
Le label “Salamatouna”, un outil pour assainir le marché
Mis en place par l’IMANOR (Institut marocain de normalisation), le label “Salamatouna” vise à lutter contre la prolifération des pièces de rechange automobiles contrefaites, qui menacent non seulement la sécurité routière mais aussi l’équilibre économique du secteur.
Ce label s’adresse exclusivement aux opérateurs formels (fabricants, importateurs, distributeurs et revendeurs de pièces neuves) qui souhaitent se distinguer par la traçabilité, la qualité et la conformité de leurs produits. Toute la chaîne de l’importateur au détaillant peut être labellisée, à condition de respecter un cahier des charges rigoureux, incluant des audits sur site, des contrôles en laboratoire et une mise à jour régulière des références vendues.
En retour, le titulaire peut apposer le label sur ses documents, devantures et véhicules, preuve d’un engagement à fournir des pièces sûres, certifiées et réglementaires. Le label agit comme une barrière contre les pratiques frauduleuses, en s’appuyant sur la loi 12.06 relative à la normalisation et à la certification.
En cas de non-conformité, les sanctions peuvent aller jusqu’au retrait définitif du droit d’usage, avec publication des décisions sur le site officiel. Ce mécanisme de labellisation, encore peu connu du grand public, pourrait pourtant devenir un levier stratégique pour repositionner le Maroc sur la carte des économies circulaires crédibles, en sécurisant à la fois les consommateurs, les professionnels et les pouvoirs publics.
Faiza Rhoul / Les Inspirations ÉCO