Industrie cinématographique : il était une fois Ouarzazate ?

Alors que Washington envisage de doubler les droits de douane sur les films produits hors des États-Unis, l’inquiétude gagne les professionnels marocains face à un éventuel désengagement d’Hollywood. À Ouarzazate, certains s’interrogent sur l’impact réel d’une telle mesure et redoutent une fragilisation progressive de son écosystème cinématographique.
Ils avaient repéré les décors, visité les studios, discuté logistique et casting. Le tournage devait démarrer incessamment à Ouarzazate, haut-lieu du cinéma mondial depuis des décennies. Mais en apprenant ce matin de mai que Donald Trump entend imposer des droits de douane de 100% sur les films tournés hors des États-Unis, les représentants de cette société américaine de production décident de suspendre le tournage jusqu’à nouvel ordre.
Si la mesure annoncée par l’administration américaine vise officiellement à rapatrier une bonne tranche de la production cinématographique américaine aux États-Unis, ce retour au bercail forcé menace directement des écosystèmes entiers à l’étranger, à commencer par le sud du Maroc, notamment à Ouarzazate.
«Environ 30% de l’activité est tributaire des productions américaines. Si cette mesure passe, 100% du budget de certaines boîtes de production risque de s’évaporer», estime un cadre d’Atlas Studios.
Les inquiétudes dépassent le seul cadre local puisque tout un pan de l’économie régionale — techniciens, décorateurs, hôteliers, restaurateurs — risque d’en pâtir. Ce climat d’incertitude n’épargne pas le Maroc, qui a su capitaliser depuis deux décennies sur sa stabilité, la diversité de ses paysages et une tradition d’accueil des tournages internationaux. La montée du protectionnisme américain sonne en ce sens comme un avertissement.
«Ce n’est pas seulement un coup porté à notre activité, c’est un signal de repli qui va contre trente ans de mondialisation du secteur», analyse un acteur de l’écosystème.
Derrière les grandes productions hollywoodiennes se cache en effet une constellation d’acteurs locaux, entre autres, intermittents du spectacle, prestataires techniques, guides, régisseurs… dont l’équilibre économique est désormais menacé par une simple décision politique.
Pour d’autres professionnels établis à Ouarzazate, les répercussions pourraient s’étendre bien au-delà des studios. Ce genre de décisions pourrait dissuader les producteurs américains de faire appel aux prestataires locaux. Or, au fil des dernières années, le modèle reposait en grande partie sur ces types de collaborations.
«Cela représenterait bien entendu un manque à gagner. Mais notre industrie reste solide», relativise Said Adnan, fondateur de la société de production OZZ Films.
En 2024, la production cinématographique internationale au Maroc a atteint un record de 1,5 milliard de dirhams, contre environ 1 milliard une année auparavant. Le Maroc, qui s’était peu à peu positionné comme une base arrière de la production mondiale, voit ainsi son modèle mis à l’épreuve. L’éventuelle hausse de coûts pourrait détourner les majors américains vers d’autres marchés plus incitatifs.
«Tant que le Maroc reste un lieu bon marché, nous aurons une carte à jouer, mais encore faut-il être proactif, en renforçant notamment les incitations fiscales», résume un professionnel du secteur. Il faut dire que la dépendance au seul cinéma américain s’estompe peu à peu.
«Si les États-Unis demeurent le principal pays d’origine des productions tournées au Maroc, la France, le Royaume-Uni, l’Inde, l’Allemagne, mais aussi plusieurs autres acteurs du Moyen-Orient notamment, y renforcent de plus en plus leur présence, ce qui témoigne de l’attractivité croissante du Maroc comme destination de tournage», précise Said Adnan, fondateur de OZZ Films.
A en croire les dernières statistiques disponibles du Centre cinématographique marocain (CCM), l’on compte 97 productions étrangères recensées en 2023. S’y ajoute le fait que le secteur ne repose plus uniquement sur les productions étrangères. Ces dernières années, la production locale a su gagner en maturité, portée par l’émergence de talents nationaux, l’expansion des plateformes de diffusion et l’intérêt croissant pour les récits ancrés dans le territoire.
D’après les données du CCM, plus de 27 longs-métrages marocains ont été tournés en 2023, contre 19 l’année précédente. Le nombre de séries produites localement est, lui aussi, en hausse, avec 14 projets réalisés sur la même période.
En parallèle, le secteur accueille de plus en plus de coproductions Sud-Sud, notamment avec l’Égypte et certains pays d’Afrique subsaharienne. Cette avancée constitue un socle sur lequel les professionnels espèrent s’appuyer pour amortir les secousses venues d’outre-Atlantique.
Formulée autrement, même si les projets américains venaient à se raréfier sous l’effet des hausses douanières, le Maroc conserve une position non négligeable dans la géopolitique du cinéma. Loin des paillettes et des tapis rouges, c’est dans les arbitrages budgétaires que se joue désormais l’avenir de l’industrie du cinéma.
La décision envisagée par Washington survient à un moment où Hollywood, selon plusieurs observateurs, semble déjà marquer le pas. Car l’enjeu dépasse largement la seule question des droits de douane. L’ombre portée de l’intelligence artificielle plane désormais sur l’ensemble de la chaîne de valeur.
L’industrie californienne, longtemps considérée comme le centre de gravité mondial de la production cinématographique, peine à se relever de la grève historique des scénaristes et des acteurs de 2023. De nombreux projets avaient alors été relocalisés en Europe ou en Asie , au Royaume-Uni, en France, en Italie ou en Espagne, attirés par des incitations fiscales jugées plus compétitives et un environnement politique plus stable.
Ayoub Ibnoulfassih / Les Inspirations ÉCO