Chantier naval de Casablanca. Najib Cherfaoui : “L’ANP veut aller vite, mais n’exclut pas les opérateurs nationaux”

Najib Cherfaoui
Expert maritime
Le feuilleton du chantier naval du port de Casablanca se poursuit. Alors qu’il se disait que l’exploitation allait revenir à l’acteur français Piriou, voila que l’Agence nationale des ports (ANP) vient de lancer un nouvel appel d’offres international en vue d’attribuer ce chantier. Mais des voix s’élèvent pour dénoncer des termes qui excluent d’emblée tout acteur marocain potentiel. Qu’en est-il réellement ? Éléments de réponse dans cette interview avec Najib Cherfaoui, expert maritime.
L’ANP a lancé un appel d’offres relatif au chantier naval de Casablanca. En quoi consiste-t-il ?
Je ne vais pas répéter le contenu de ce communiqué vieux de 16 ans. Cette idée remonte exactement à avril 2008, mois au cours duquel l’ANP (Agence nationale des ports) avait confié, pour un montant de 2,3 MDH, l’étude de définition et de mise en œuvre de «la concession pour la réalisation et l’exploitation d’un chantier naval au port de Casablanca», au lieu dit «Roches Noires».
Ce projet est indissociable du transfert simultané du port de pêche (1930) et du bassin d’armement (1954), soit la libération de sept ha marins prolongeant le cœur de l’ancienne médina. On lève ainsi une obstruction majeure à l’ancrage du port dans une trame urbaine couvrant un front côtier s’étendant sur 20 km, du quartier Aïn Sebaâ à la fameuse corniche d’Aïn-Diab : c’est en ce point précis que réside la consistance du projet.
Il va de soi que ce deal (espace gagné en échange du transfert) couvre largement les coûts de construction de l’ensemble des infrastructures, y compris l’allongement sur 400 m de la digue Moulay Youssef, soit un total de 6 MMDH.
Cet appel d’offres fait déjà beaucoup jaser, car certains estiment qu’il exclut l’expertise marocaine. Qu’en est-il réellement ?
Pour comprendre de quoi il retourne, il convient de remonter le temps. Le Maroc maritime a une longue histoire avec l’industrie navale. Par exemple, dans le sillage de l’opération Torch (débarquement de novembre 1942), le pays acquiert une haute maîtrise dans le recyclage/sauvetage des navires. En effet, suite à cette opération, plusieurs bâtiments sont coulés au port de Casablanca. Dès le mois suivant, on découpe et on relève plus de cinquante navires échoués dans les bassins.
Cette expérience donne aux chantiers navals un essor massif dont la vitalité s’accroît encore après la seconde guerre mondiale avec, notamment, la fameuse entreprise CAM créée en 1944 (Chantiers et ateliers du Maroc). Dans le prolongement de cette dynamique, il y a, en 1954, l’avènement du bassin d’armement et de la cale sèche autour desquels va se greffer la CAM. Mais en janvier 2024, cette dernière est placée en liquidation judiciaire, c’est-à-dire que ses activités sont mises à l’arrêt avec vente aux enchères d’un outillage de légende.
Mais par miracle, la CAM dispose depuis 1985 de la filiale A.C.A.S. (Ateliers & Chantiers d’Agadir et du Souss) qui a été judicieusement soustraite à la faillite. Forte d’un actionnariat très puissant, sa candidature est largement recevable en référence aux accumulations héritées de la CAM. N’ayant pas de temps à perdre, l’ANP fait le choix de se prémunir contre toute candidature improvisée, d’où l’impératif d’une expérience confirmée d’au moins dix ans dans le secteur. Ainsi, on ne peut en aucune manière parler d’une quelconque exclusion des opérateurs nationaux.
Peut-on s’attendre à un transfert d’expertise grâce à cet appel d’offres ?
Quand on dit transfert d’expertise, il faut bien distinguer entre la construction navale et la réparation navale. Dans notre cas, il s’agit de la réparation navale. Elle englobe les interventions d’escale, les visites techniques obligatoires et les grosses réparations.
En conséquence, le transfert d’expertise concerne d’abord les métiers de coque, c’est-à-dire le carénage : enlèvement de rouille, peinture et chaudronnerie. Ensuite, il y a les métiers de bord centrés autour de la tuyauterie, la propulsion et les équipements électroniques & électromécaniques.
Cet appel d’offres engage une multitude de spécialités et génère une mosaïque de métiers forcément ancrée dans le tissu industriel, contribuant de manière substantielle à son enrichissement.
Et pourtant, on pensait depuis longtemps que ce chantier allait revenir à des acteurs étrangers, notamment le français Piriou ?
En termes d’approche, l’ouverture du Maroc sur le marché extérieur n’a jamais changé. Par contre, la pandémie de covid-19, conjuguée aux évènements de la Mer rouge ont profondément changé le regard de l’ensemble des opérateurs de la planète sur le littoral marocain : il est dorénavant perçu comme une ressource maritime et un pivot dans le domaine de la réparation navale.
Pour revenir aux acteurs étrangers, avec trente unités, la France occupe la troisième place parmi les fournisseurs de navires de commerce au Maroc, ce qui en fait un candidat tout à fait potentiel. Les deux autres sont l’Allemagne et le Royaume Uni, avec respectivement 47 et 44 unités.
On parle également de contacts avec des Sud-Coréens, qu’en est-il ?
La délégation marocaine qui s’est rendue en Corée du Sud avait pour mission de prospecter les possibilités d’ancrage inclusif du Maroc dans l’industrie de ce pays. La visite du site d’Ulsan de Hyundai entre dans ce cadre.
Par ailleurs, il y a le projet du nouveau Chantier naval d’Agadir qui peut être révisé et augmenté en fonction de la stratégie régionale de ce méga-opérateur. Il y a aussi la fourniture potentielle de navires de commerce.
Par rapport à ce dernier point, je rappelle que sur la période 2020-2025, l’Histoire retiendra qu’en novembre 2023, au plus haut sommet de l’État, l’attention est attirée sur la nécessité «de réfléchir à la constitution d’une flotte nationale de marine marchande, forte et compétitive». Visionnaire et pleine de réalisme, cette initiative prescrit la participation inclusive du Maroc maritime aux mouvements du monde, notamment à ceux des ports et des corridors d’Afrique.
Abdellah Benahmed / Les Inspirations ÉCO