Jeremy Awori : “La souveraineté est avant tout financière”
Dans un continent marqué par des défis économiques et climatiques colossaux, Jeremy Awori, CEO d’Ecobank, dévoile les pistes d’une Afrique plus intégrée et souveraine.
L’Afrique est souvent décrite comme un espace économique fragmenté. À votre avis, quelles initiatives concrètes sont nécessaires pour accélérer l’harmonisation réglementaire et faciliter une véritable intégration économique du continent ?
L’Afrique porte une diversité qui fait à la fois sa richesse et sa complexité. Chaque État conserve ses spécificités, notamment sur le plan réglementaire, ce qui rend l’intégration économique exigeante mais essentielle. Des avancées significatives émergent, à commencer par la Zone de libre-échange continentale africaine, qui a rallié l’ensemble des 54 nations du continent. La prochaine étape repose sur la libre circulation des personnes, condition incontournable pour donner vie à cet espace économique intégré.
Dans le secteur bancaire, les régulateurs travaillent déjà à poser les jalons d’une harmonisation. Des cadres communs sont en cours de mise en œuvre, qu’il s’agisse des systèmes de paiement ou des mécanismes de contrôle. Le système panafricain de paiements et de règlements (PAPSS) par exemple auquel Ecobank contribue activement, offre une infrastructure robuste pour favoriser les échanges transfrontaliers.
À terme, je pense que nous pourrions développer des infrastructures de paiement comparables à SWIFT, adaptées aux réalités africaines tout en renforçant les contrôles pour lutter contre les flux financiers illicites et le blanchiment d’argent.
Avec un ratio recettes fiscales/PIB encore faible, comment les États africains peuvent-ils améliorer la mobilisation des ressources domestiques sans freiner la compétitivité de leurs économies ?
L’une des principales difficultés auxquelles nous faisons face est l’omniprésence des transactions en espèces, qui freine à la fois l’efficacité et la transparence de la collecte fiscale.
La digitalisation, à cet égard, représente bien plus qu’un simple outil technique. Elle peut transformer en profondeur la relation des citoyens et des entreprises avec l’État. Faciliter le paiement des taxes, offrir des services administratifs en ligne et réduire les frictions dans les transactions permet non seulement de limiter les pertes, mais aussi d’instaurer un climat de confiance.
Parallèlement, il faudrait parvenir à élargir l’assiette fiscale. Il ne s’agit pas de taxer davantage les secteurs performants, au risque de compromettre leur compétitivité, mais d’intégrer de nouveaux acteurs, notamment parmi les petites entreprises. Même de faibles contributions, réparties sur une base élargie, peuvent renforcer la résilience des systèmes fiscaux tout en soutenant l’inclusion économique. Un équilibre délicat à trouver qui permettra, in fine, de stimuler la croissance sans peser sur la compétitivité de ces économies.
Goldman Sachs a quitté la Net Zero Alliance. Comment interprétez-vous cette décision ?
Je m’abstiens de commenter les choix stratégiques de Goldman Sachs, qui relèvent de leurs propres considérations. Ce que je retiens, c’est l’urgence pour l’Afrique de définir son propre chemin. Le continent fait face à des enjeux climatiques d’une ampleur considérable, et il nous revient de développer des solutions adaptées à nos réalités.
Accéder à des financements concessionnels est essentiel pour soutenir des projets verts et des infrastructures d’énergie propre. Mais cela ne suffit pas. Nous devons également anticiper et répondre aux besoins des populations les plus vulnérables, qui subissent déjà les conséquences des changements climatiques.
Les besoins de financement pour la transition écologique en Afrique sont estimés à 250 milliards de dollars par an. Comment répondre à ces besoins colossaux sans dépendre exclusivement de financements externes ?
Il serait illusoire de croire qu’une seule source de financement peut suffire. Mobiliser les ressources locales, qu’il s’agisse de capitaux privés ou publics, est une nécessité. Dans le même temps, les financements concessionnels des institutions internationales de développement doivent compléter cet effort, en apportant des solutions adaptées pour soutenir des projets essentiels et réduire la pression financière sur les États. La technologie jouera également un rôle clé. Si l’on observe l’évolution des coûts de production solaire ou du stockage d’électricité, on constate une baisse marquée au cours des dernières années.
Cette tendance se poursuivra, permettant de réduire le coût des projets et de les rendre accessibles à un plus grand nombre. Par ailleurs, renforcer les dotations des banques de développement africaines constitue également une approche stratégique pour financer à la fois les projets à long terme et les besoins immédiats en fonds de roulement. C’est en combinant ces leviers que nous pourrons bâtir une réponse à la hauteur des défis climatiques, et franchir, ce faisant, une étape déterminante vers l’affirmation d’une souveraineté économique.
À vous entendre, la question de la souveraineté est avant tout financière ?
La souveraineté financière est une condition sine qua non de l’indépendance économique. Sans une capacité accrue à mobiliser et gérer efficacement nos propres ressources, nous resterons exposés à des influences extérieures. Cela implique de diversifier nos sources de financement, d’investir dans nos institutions locales et de renforcer la confiance entre les différents acteurs économiques.
À l’horizon 2050, quelles transformations majeures voyez-vous émerger pour le continent africain, et quels sont, selon vous, les secteurs stratégiques qui joueront un rôle clé dans cette transition ?
L’avenir de l’Afrique sera façonné par sa capacité à exploiter pleinement ses ressources naturelles et humaines. L’énergie verte sera l’un des moteurs principaux de cette transformation.
Grâce à une abondance de ressources solaires, éoliennes, géothermiques et hydrauliques, le continent est idéalement positionné pour devenir un leader mondial de la transition énergétique. Cette révolution énergétique s’étendra également aux zones rurales, où les besoins sont immenses.
Parallèlement, l’Afrique jouera un rôle toujours plus central dans les efforts mondiaux visant à lutter contre le changement climatique, notamment à travers le marché des crédits carbone. Ces transformations, si elles sont accompagnées d’une gouvernance visionnaire et d’investissements ciblés, permettront au continent d’exploiter pleinement son potentiel et de trouver sa juste place dans l’économie mondiale.
Ayoub Ibnoulfassih / Les Inspirations ÉCO