Services partagés : entre réalités opérationnelles et fondements idéologiques
Par Imad Moumin
Docteur en administration des affaires de l’ESC Clermont-Ferrand
La propagation mondiale de la transformation des fonctions de support en centres de services partagés a été remarquable, tant en Europe que dans d’autres régions du globe. Cependant, les critiques concernant l’efficacité de ces initiatives demeurent rares. Malgré la multiplication des discussions sur les méthodes d’implémentation, peu remettent en question les fondements sous-jacents des services partagés.
Il convient de souligner que les affirmations des grands cabinets de conseil sur les avantages de la consolidation, de la standardisation des processus en arrière-guichet et de leur centralisation géographique demeurent sujettes à débat. Nous pensons que ces avantages dépendent étroitement du contexte organisationnel, incluant des éléments tels que la géographie, le personnel, la culture, le leadership et l’historique de l’organisation. Il est devenu apparent que l’approche des services partagés ou de l’externalisation a évolué pour devenir une forme d’idéologie managériale.
Ce phénomène idéologique dans le monde du management, que l’on retrouve dans d’autres domaines également, présente un péril inhérent : celui d’attirer des adeptes inflexibles, réfractaires à l’examen de solutions alternatives et prédisposés à l’imposition dogmatique de leurs convictions, sans tenir compte de leur pertinence contextuelle. General Electric (GE) et Digital Equipment Company (DEC) ont joué un rôle pionnier dans l’établissement des organisations de services partagés. Leurs initiatives ont entraîné d’importants bénéfices financiers.
En 1984, GE a mis en place des services financiers et comptables partagés, ce qui a permis une réduction significative de son effectif. L’année suivante, DEC a également lancé des services financiers partagés, générant des économies annuelles substantielles. Malgré leurs différences sectorielles et culturelles, ces deux entreprises partageaient des dirigeants charismatiques dotés d’une vision claire de la culture organisationnelle. La quête incessante de compétitivité de Jack Welch chez GE a engendré une culture de commandement et de contrôle, tandis que chez DEC, la culture d’innovation de Ken Olson accordait aux employés une grande latitude dans l’adoption de nouvelles méthodes de travail. Ainsi, le succès initial des pionniers des services partagés s’explique davantage par leur contexte et leur culture que par les vertus intrinsèques de cette approche.
Au fil du temps, l’entrelacement de forces extérieures, telles que la mondialisation et l’innovation technologique, conjugué à l’ingéniosité des grands cabinets de conseil, a progressivement façonné la proposition de valeur des services partagés, les hissant au rang d’opportunité de marché des plus convaincantes. Cette évidence manifeste promet un gisement d’opportunités pour des économies de coûts substantielles. L’instauration de pratiques de travail standardisées pour des services fondamentaux et fortement réglementés, tels que la comptabilité et la paie, demeure avisée. Néanmoins, l’application du principe de standardisation dans des contextes de services complexes ou exigeant des modalités de traitement spécifiques, tels que le recouvrement, le traitement des réclamations clients et le contrôle de gestion, se révèle particulièrement désastreuse. L’entreprise se trouve confrontée à une diversité considérable dans les besoins et exigences des clients, lesquels dépassent largement le cadre d’un service standardisé.
En effet, toute tentative visant à standardiser ces processus complexes ne peut qu’engendrer des effets néfastes, compromettant ainsi la capacité de l’entreprise à répondre de manière adéquate et efficiente aux attentes et demandes de sa clientèle. La prévalence de la logique sous-jacente dans la plupart des études de cas des services partagés est que ces derniers permettent de réduire les coûts de transaction.
Cette conception découle de la notion d’économies d’échelle, bien que leur validation empirique demeure rare. En réalité, se focaliser sur les coûts de transaction a souvent l’effet inverse, entraînant une augmentation des coûts en raison de l’accroissement des échecs. Nous soutenons fermement l’opinion selon laquelle ériger les économies d’échelle en objectif ultime des services partagés est une approche fallacieuse, représentant un substitut médiocre à la création de valeur réelle. Les racines de la méthode des services partagés plongent dans la pensée industrielle du début du XXe siècle. Les principes de Frederick Taylor sur la conception industrielle, initialement mis en œuvre par Henry Ford dans les années 1920 pour les chaînes de montage du modèle T, fournissent le fondement intellectuel sur lequel repose le concept des services partagés.
La stratégie de Ford pour gérer la diversité est succinctement résumée par sa célèbre assertion : «Le client peut choisir n’importe quelle couleur, du moment que c’est noir», démontrant ainsi la conviction prévalant à l’époque selon laquelle la meilleure approche pour gérer la diversité est de la réduire. Max Weber a introduit le concept de bureaucratie dans le dessein de régir les interactions humaines au sein d’organisations complexes. Sa vision bureaucratique, en réponse à la nécessité de coordonner et de superviser l’activité humaine, se caractérise par six éléments fondamentaux : une spécialisation des tâches, une structure hiérarchique de commandement, l’établissement de règles formelles, l’adoption d’une attitude impersonnelle, la mise en avant d’expertises spécialisées, ainsi que l’évaluation de la performance sur la base de critères objectifs. Weber a également souligné l’importance de la documentation comme outil de surveillance des actions individuelles.
Cependant, cette approche bureaucratique s’est avérée peu efficace, coûteuse et démotivante pour les employés. Les entreprises ont depuis longtemps cherché à appliquer ces principes industriels à un large éventail d’activités commerciales. L’adoption de la méthode des services partagés peut être vue comme la dernière manifestation de cette quête visant à appliquer les principes industriels à l’environnement de service. En effet, de nombreux parallèles peuvent être tracés entre les chaînes de montage de Ford et les centres de services partagés contemporains.
Dans les deux cas, l’objectif est de maximiser l’efficacité en réduisant la diversité, en standardisant les processus et en imposant des contrôles stricts. Dans son livre «The Machine that Changed the World», James Womack explore l’histoire de la production automobile et met en lumière des principes clés de l’efficacité opérationnelle. Il insiste particulièrement sur la nécessité de réduire la variabilité dans le processus de production, soulignant son effet néfaste sur l’efficience. Pour ce faire, il recommande l’application de méthodes rigoureuses telles que le contrôle statistique des processus et la production juste-à-temps. Cependant, une interprétation littérale de ces principes a conduit à une rigidité qui a entravé l’innovation et la créativité, reflétant une vision héritée de l’ère industrielle privilégiant la standardisation et le contrôle au détriment de la diversité.
En définitive, les services partagés ne représentent pas une solution universelle, mais plutôt un ensemble d’outils à utiliser judicieusement en fonction des circonstances spécifiques de chaque organisation, et ce, en adoptant une approche holistique qui intègre les dimensions opérationnelles, culturelles et contextuelles.