Policy Center for the New South : quelle influence de l’africanité sur la créativité marocaine ?
Au cours des dernières décennies, le Maroc a entrepris un processus de reconnexion avec son continent d’appartenance sur le plan culturel. Des festivals emblématiques, des expositions et des événements littéraires ont mis en lumière l’africanité du Maroc, tout en favorisant les échanges avec les artistes et créateurs du continent. C’est ce qui ressort de la dernière publication de Policy Center for the New South. Intitulée «Quelle africanité pour les industries culturelles et créatives au Maroc ?», l’analyse retrace l’histoire.
L’histoire des liens culturels entre le Maroc et le reste de son continent reste largement méconnue. Elle est dissimulée dans les écrits historiques qui traitent des échanges commerciaux, des caravanes spirituelles et marchandes du Sud, des points de passage notables tels que la Maison d’Iligh et la Route de Sijelmassa.
Dans une analyse publiée par Policy Center, sous le thème «Quelle africanité pour les industries culturelles et créatives au Maroc ?», l’auteur, Driss Ksikes, souligne la rupture survenue à la fin des années 1960, initiée par des artistes et écrivains à travers les revues «Souffles» et «Lamalif», visant à décoloniser la perception de la culture et à établir des liens avec l’Afrique afin de mieux comprendre la contribution du Royaume à une culture mondiale. Plusieurs facteurs ont contribué à occulter ces efforts. L’accentuation de l’identité arabo-musulmane, et la marginalisation des voix divergentes qui ont émergé dès les années 1980, prônant une vision plurielle du Maroc, ont contribué à occulter l’aspect africain du Maroc pendant au moins trois décennies après l’Indépendance. Il serait erroné, toujours selon l’auteur, de croire que la conscience de cette dimension socio-historique était complètement absente à l’époque. Il cite des contributions singulières, telles que celle de l’artiste-poète Mohamed Kacimi, dont la maturité artistique a atteint son apogée lorsqu’elle s’est accordée avec sa prise de conscience de son africanité.
De même, des écrivains et penseurs, tels qu’Abdelkebir Khatibi et Edmond Amran El Maleh, se sont particulièrement efforcés de penser la pluralité. Les travaux de cinéastes comme Mostafa Derkaoui et Ahmed Bouanani ont également témoigné d’une sensibilité marquée par la diversité ethnique de leur société et de la nécessité pressante de décoloniser les formes et les imaginaires. À tout cela s’ajoutent l’ancrage des rythmes de la musique gnaouie et d’autres chants folkloriques dans une cosmogonie africaine.
Emergence culturelle
En réalité, il a fallu attendre le milieu des années 1990, et surtout l’avènement du nouveau règne, pour assister à une émergence culturelle témoignant de cet intérêt croissant pour la profondeur africaine du Maroc, indissociable de la réhabilitation de la composante amazighe essentielle dans la redéfinition identitaire de la nation. Pour comprendre ce changement de cap à partir du domaine culturel, l’analyse cite trois festivals emblématiques, à savoir la renaissance du Festival du cinéma africain à Khouribga en 1994, le lancement du festival Gnawa et les musiques du monde à Essaouira en 2000, ainsi que celui des Musiques sacrées à Fès en 1998. Il convient de noter en premier lieu la dimension religieuse, dans le sens populaire du terme, liée aux pratiques de soufisme confrérique qui sous-tendent les deux festivals de musique les plus renommés, à Essaouira et à Fès. Dans le festival d’Essaouira, le lien entre la pratique artistique et les rituels qui l’accompagnent (la lila, les offrandes, etc.) rappelle constamment la culture païenne, animiste, historiquement enracinée en Afrique, et la longue évolution vers une réislamisation des imaginaires populaires qui l’accompagne.
Par ailleurs, du côté des musiques sacrées et autres festivals musicaux de tendance mystique, «on observe un investissement dans les liens avec les tariqa, tijanie, notamment, dans l’Ouest africain. L’argument avancé pour promouvoir le tourisme culturel est celui du Maroc en tant que phare civilisationnel au Nord de l’Afrique à travers la musique», précise Driss Ksikes. Un deuxième élément qui ressort des trois festivals mentionnés est la force du réseau interpersonnel construit par les dirigeants et directeurs artistiques avec leurs homologues du continent, en interaction avec l’Europe. Que ce soit à travers le Fespaco, le plus important festival africain de cinéma à Ouagadougou, ou les Festivals de Carthage ou du Caire, la figure emblématique du festival de Khouribga, le regretté Noureddine Saïl, a ancré pendant des années une véritable connexion continentale, soutenue philosophiquement par une vision orientée vers les esthétiques du Sud.
Du côté de la musique, le choix délibéré de directeurs artistiques maghrébins de la diaspora, comme Karim Zyad à Essaouira, a également contribué à renforcer l’attrait pour les artistes du continent, repérés à travers les circuits internationaux. «Au fond, l’Afrique qui vient au Maroc dans ces cadres-là est celle d’artistes reconnus, identifiés ailleurs par des connecteurs avisés», conclut-on.
Kenza Aziouzi / Les Inspirations ÉCO