Le Maroc comptait environ une « centaine de labels dans les années 70 »
Ahmed Khalil et Hakim Joundy. Fondateurs de Dikraphone
Comment est née l’idée de ce projet ?
Hakim Joundy : Pour moi, au début, c’était une démarche personnelle. Je n’avais pas vraiment de connaissances en termes de musique marocaine des années 60 à 80, jusqu’à mon retour il y a cinq ans. À force d’échanger avec des amis, dont mon partenaire Ahmed, je me suis rendu compte de la richesse et de la diversité du patrimoine marocain ; et à quel point il était avant-gardiste, dans des styles comme le rock, la pop ou le funk, avec des artistes comme Vigon, que je connaissais tout petit, vu que c’était un ami de mes parents et qu’il chantait à Agadir, ma ville d’origine. Je me suis aussi rendu compte que peu d’archives avaient été préservées, que ce soit des photos, cassettes, vinyle, etc. De là, je me suis dit qu’il serait intéressant de rechercher de la «matière» et de la préserver, via une association par exemple. Et l’idée s’est renforcée lorsque je me suis rendu compte, après le décès de «M. Gam» (disquaire et producteur casablancais connu et reconnu au Maroc et à l’étranger) qu’il n’y avait plus vraiment de disquaire à Casablanca, et qu’on n’avait aucune idée de ce qu’il allait advenir de son magasin, une fantastique mine d’or (vinyles, cassettes, bandes magnétiques, etc.) en termes de musique étrangère ou marocaine. Mais comme «M. Gam» était aussi producteur, on ignorait ce qu’il en était de toutes les bandes originales des groupes marocains produits par ses soins.
Ahmed Khalil : Je collectionne les vinyles depuis près de dix ans. Le plus motivant pour moi, c’est ce réveil matinal pour aller «digger» ! Je trouve très excitant cette chasse aux trésors, cette quête de recherche de vinyles rares, dans les ruelles de l’ancienne médina, les souks ou les marchés aux puces. Découvrir de nouveaux musiciens marocains inconnus aux sonorités atypiques me procure toujours de grandes émotions. Quand je faisais découvrir ces vinyles à mes amis, ils étaient agréablement surpris d’écouter du garage rock en darija (Mirza de Jalil Bennis et Les Golden Hands, en 1967) du blues en arabe (Vigon), de la fusion free jazz psychédélique gnaoua (Abdou El Omari, en 1976) ou du hard rock avec l’ajout d’instruments traditionnels marocains (Les Variations, Moroccan Roll, 1974). Je pouvais comprendre leur étonnement, dans le sens où peu de personnes nées après les années 80 connaissent la scène musicale marocaine des années 60-70. C’est à partir de ce constat que nous avons décidé d’agir afin de faire découvrir ce chapitre inconnu de la musique au Maroc. D’abord par la création du label de réédition Dikraphone, mais aussi à travers un site web d’archivage et de numérisation de la musique à partir des années 30. Nous cherchons toujours des financements ou des sponsors et espérons en trouver bientôt.
Pourquoi la préservation du patrimoine ?
Ahmed Khalil : Dans les années 60 à 80, la scène artistique marocaine était très vive et avant-gardiste. Plusieurs groupes excellaient dans de nombreux styles comme le rock, le rhythm ‘n’blues, la pop ou le funk. Certains ont même enregistré et vendu leurs disques en Europe et aux États-Unis, comme Vigon, originaire de Rabat, Les Variations ou Les Goldens Hands, groupe de rock originaire du quartier Maârif à Casablanca. D’après l’Association professionnelle des producteurs et éditeurs de phonogrammes (Appep), le Maroc comptait environ une centaine de labels dans les années 70, et ce chiffre atteignait 350 dans les années 90. Certains labels s’étaient même installés en France pour produire les artistes de la diaspora nord-africaine. Comme Alan Lomax, célèbre musicologue ayant parcouru toute l’Amérique pour collecter chants et musiques, les maisons de production marocaines ont elles aussi collecté toute la richesse de notre patrimoine, celui qui à travers 14 siècles d’histoire a offert au Maroc une personnalité et une diversité musicale unique et hors norme ! Malheureusement, à ma connaissance, il n’existe pas d’archives pour préserver ces productions. Cependant, à partir de la moitié des années 2000, le patrimoine musical marocain ré-émerge d’une manière inattendu sur les médias sociaux. Il s’agit en quelque sorte d’une patrimonialisation sauvage où les fans ont pris le pouvoir pour faire découvrir des morceaux oubliés et inédits. Mais malgré ce phénomène, ce patrimoine est menacé de disparition et se heurte à de nombreux contraintes. Des archives détruites, endommagées ou en état de décomposition (radio, télé, anciennes maisons de prod’). Des enregistrements en studio vendus pour une bouchée de pain à des producteurs ou de riches collectionneurs européens ou des pays du Golfe pour le simple plaisir de garder des pièces rares pour soi. Je peux citer l’exemple de la Jamaïque, où 90% des vinyles pour la plupart, non archivés ou numérisés sont détenus par des collectionneurs japonais ! Il est donc très important de sensibiliser sur ce phénomène, afin de préserver et donner une visibilité à notre patrimoine. C’est dans ce sens que nous essayons de faire quelque chose à travers la création du label et réédition et du site web.
Quelle est votre histoire personnelle avec le vinyle ?
Hakim Joundy : Pour ma part, j’ai toujours eu un intérêt pour la musique, depuis gamin en fait. Je «squattais» souvent la chaîne hi-fi de mon père pour écouter ses vinyles et CD de l’époque, comme tous les enfants je pense. Mon intérêt n’est venu que des années plus tard, lorsque j’habitais en Belgique, où j’ai rencontré mes amis, qui pour beaucoup sont DJ, producteurs, musiciens professionnels ou amateurs, et qui mixaient et collectionnaient des vinyles. C’est de là que j’ai eu une première approche, sans réellement en collectionner, à part l’achat de quelques vinyles pour le fun. Mais fréquenter ces gens m’a permis de m’ouvrir plus à la musique, d’approfondir mes connaissances sur le jazz, le hip hop ou la soul. C’est aussi à ce moment-là que je faisais mes premiers pas en tant que photographe de concert semi-pro, ce qui m’a permis d’encore plus fréquenter des DJ et collectionneurs de vinyles, et donc d’enrichir ma connaissance musicale.
Ahmed Khalil : Enfant, mes parents avaient une collection impressionnante de cassettes audio récoltées lors de leurs nombreux voyages à travers le monde. Mon kif était de les écouter une à une afin de trouver le morceau qui me plaît. Il y avait de tout: opéra russe, flamenco espagnole, disco turque et de la flûte de pan péruvienne que ma mère affectionnait particulièrement. On avait aussi un tiroir avec de nombreux vinyles comme Fayrouz, Marcel Khalifa, The Rolling Stones, Eagles, Wings, etc. Ce format attirait beaucoup ma curiosité et les pochettes étaient, sans aucun doute, de véritables œuvres d’art ! Je pense donc, avec le recul, que ce sont mes parents qui m’ont transmis cette passion, celle de rechercher des musiques et sonorités particulières, qui sortent du lot. Peu importe l’origine, la langue ou le style tant que ça me touche.
Quelles actions concrètes avez-vous initiées ?
Ahmed Khalil : Durant plusieurs années, nous avons effectué un véritable travail de recherche, afin de récolter des centaines de vinyles, cassettes plus ou moins rares ou difficiles à trouver, ainsi que plus de 1.000 enregistrements studio, festivals et concerts datant des années 1970 à 2000. Pour la plupart, ce sont des inédits et nous en avons numérisé une petite partie pour le moment. Par exemple, nous avons un concert de Nass El Ghiwane assez bluffant avec un public déchaîné. D’après nos recherches, cet enregistrement n’existe nulle part ! Nous avons du Lemchaheb, Tagada, Jil Jilala et même des maquettes d’Abdou El Omari avec Naima Samih. Nous possédons aussi des bobines magnétiques de différents diamètres de chikhate, datant des années 30, un concert de Aziza Jalal à Khouribga en 1984, de la musique andalouse et beaucoup de choses étonnantes. À notre grande surprise, nous avons aussi eu la chance de trouver, par hasard, des concerts de ténors de jazz américains lors de leurs tournées marocaines dans les années 80. Dexter Gordon, Randy Weston Betty Carter & Art Blakey et bien d’autres ! Nous discutons en ce moment avec un label américain spécialisé dans le jazz pour une éventuelle sortie sur le sol américain. Enfin nous avons aussi trouvé des centaines de négatifs en noir & blanc et couleur des shootings photos de pochettes vinyles et cassettes audio. Je peux vous dire qu’en tant que collectionneur, c’est assez bluffant de voir les shootings des pochettes de mes vinyles préférés, surtout sous différents angles.
Quels sont vos projets ?
Ahmed Khalil : Pour notre premier projet, nous avons collaboré avec un label spécialisé dans la musique psychédélique du Moyen-Orient afin de rééditer un vinyle 33 tours, sorti au début des années 90. Il s’agit d’un ovni musical underground, un duo composé d’un artiste marocain et d’un américain. La sortie est prévue dans les prochains mois. Nous avons aussi prévu quelques sorties au format au vinyle d’artistes comme Abdou El Omari (des inédits), le maâlem Bakbou et peut-être, le concert inédit de Nass El Ghiwane. Mais, encore une fois, notre objectif principal est la création d’un site web d’archivage et de numérisation de musique marocaine des années 30 à 90 !
Jihane Bougrine / Les Inspirations Éco