Opinions

Crise du Covid-19. Le retour de la destruction créatrice ?


Abdellatif Taghzouti

Enseignant-chercheur à l’ENCG de Fès
Spécialiste en stratégie et management des organisations

La crise inédite que traverse le Maroc et plus généralement le monde a eu aussi, à n’en pas douter, des conséquences inédites sur la société, l’économie et les entreprises. Le royaume du Maroc, sous l’impulsion de Sa Majesté Mohammed VI s’est illustré par une prise en charge et une gestion de la crise qui surpasse très nettement nombre de pays dit avancés… et ce n’est pas pour rien que notre pays est cité en exemple jusque dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale française. Pour autant, malgré les efforts entrepris et la réactivité des mesures déployées à l’échelle nationale et locale, on peut rester surpris et s’interroger quant au mécontentement régulièrement affiché de certaines entreprises dans la presse. C’est sur ce mécontentement que je souhaiterais revenir dans cette courte contribution.

La colère de certaines entreprises est-elle légitime ? Oui, mais …
Oui, les entreprises ont été prises au piège d’un confinement inopiné. L’état d’urgence les a obligées à prendre des dispositions pour garantir l’application des gestes barrières et pour s’adapter à cette mutation soudaine de leur environnement. Ces dispositions exceptionnelles ont pu grever leur trésorerie, voire même leur capacité d’investissement. Certaines de ces entreprises ont ainsi dû acheter de nouvelles machines pour faire tourner leurs usines sur des activités apparentées ou encore de nouveaux équipements pour exploiter ou développer de nouveaux canaux de vente et pour celles pour qui ont pu le faire, équiper leurs collaborateurs pour permettre le télétravail mais ces entreprises ne devraient-elles pas être reconnaissantes envers l’État de son soutien et de sa solidarité ? N’est-ce pas le moment désormais pour ces entreprises de revoir leurs rapports avec leur partenaire historique, à savoir l’État ? Ces rapports doivent s’inscrire dans une logique de collaboration et pas de conflit, de confiance et pas de méfiance. Ainsi, ils seront beaucoup plus créateurs de valeur, me semble-t-il. Ce contexte devrait amener les entreprises, en tant que contribuables à comprendre qu’elles sont appelées à payer leurs impôts à titre contributif et être fières de les honorer. En effet, plus chacun est conscient de l’intérêt général et commun de la contribution, moins la règle est vécue comme une contrainte et au contraire devient un acte de responsabilité sociale qui nous honore et dont nous sommes fiers. Dans les moments difficiles, chacun perçoit que les biens communs financés par des recettes à caractère universaliste sont utiles pour tous. Mais où en est-on de l’action collective pour bien gérer ces fonds communs? C’est là que le bât blesse. Heureusement, dans le cadre de cette crise, l’ordre charismatique de Sa Majesté s’est substitué à la rationalité légale, au sens de Max Weber, exprimée à travers des règles légiférées souvent à la va-vite. Heureusement, le gouvernail est tenu au sommet de l’État et son intervention suprême dans cette situation d’urgence a permis de mettre le train sur les rails en circulant dans le bon sens.

Les entreprises sont-elles vraiment au pied du mur ? Oui, mais…
Oui, l’entreprise, en tant que «construit social» s’est sentie dans un état de détresse aiguisé par le manque de visibilité car engagée dans un tunnel dont elle ne voit pas le bout. Elle s’est brutalement retrouvée dans un environnement caractérisé par l’incertitude et par conséquent, elle est dans l’incapacité de se projeter au-delà de son environnement habituel. Elle n’a jamais vécu une telle situation, dont les impacts en termes de gravité dépassent largement son champ d’action ou de maîtrise mais ces entreprises placées au pied du mur pourraient trouver des enseignements dans cette situation de crise inédite. Des enseignements qui les amèneraient à se réinventer, à se doter de l’agilité nécessaire pour être prêtes à faire face à d’autres situations inédites qui ne manqueront pas de se produire à l’avenir et face auxquelles il leur faudra être mieux armées. En effet, face à ce mur, l’ingéniosité des entreprises doit entrer en action pour trouver des solutions permettant de le franchir. Aller tout droit et se réjouir d’une croissance continue est un leurre. L’entreprise doit toujours s’attendre au pire et inscrire sa croissance dans une logique dynamique au sens d’Edith Penrose. L’équilibre parfait n’existe pas. Cette crise pourrait ainsi être un moment de réflexion pour ces entreprises afin de reconsidérer leur système de management traditionnel pour qu’il soit plus adaptatif, réactif ou même proactif. Être conscient de la temporalité incertaine de cette crise et de sa dimension contingente impose aux entreprises de reconsidérer leur business model pour pérenniser leur création de valeur. Au demeurant, cette crise destructrice pourrait être rapprochée de la logique schumpétérienne comme une opportunité permettant de générer une transformation salvatrice grâce à la genèse d’idées innovantes pour rebondir. Lorsque l’on n’est pas exposé à des difficultés, on ne peut pas être prêt lorsque l’une d’entre elles survient. Pour être prête à rebondir, l’entreprise est censée réviser ses plans stratégiques pré-établis. L’ère de l’efficacité des stratégies délibérées est révolue au sens de Mintzberg. La stratégie gagnante est résolument celle qui émerge du contexte. Les stratégies des entreprises marocaines devraient intégrer le digital comme variable discriminante de leur pérennité.

Comportement opportuniste
Le télétravail, par exemple, a été adopté dans l’urgence et à grande échelle. Cependant, certaines entreprises n’étaient pas prêtes à en tirer pleinement avantage car ce nouveau mode de travail nécessite une logistique adéquate. C’est toute une nouvelle culture qui leur exige de repenser leur structure organisationnelle vers plus de responsabilisation et d’autocontrôle. Au total et en conclusion que peut-on retenir de cette crise et de ses conséquences pour notre pays ? Il me semble utile de revenir sur quatre points essentiels. D’abord, il nous apparaît que cette crise a révélé la présence d’une solidarité inégalée de la part des acteurs de la société marocaine. Si l’État a été exemplaire, les citoyens ne sont pas en reste par leur discipline et leur abnégation. La société civile marocaine s’est elle-même montrée à la hauteur et on ne compte plus les initiatives individuelles et collectives de soutien à tous ceux qui durant cette période ont eu besoin d’aide. Ensuite, cette crise a été une sonnette d’alarme pour les entreprises afin de repenser leur style de management traditionnel et les forcer à prendre conscience des avantages de la transformation du travail en mode distribué qui se dessine dans le contexte d’aujourd’hui. Cette décentralisation de l’organisation du travail aurait pour principal effet de libérer les imaginations individuelles et collectives. Les entreprises devraient se structurer au plus vite pour faire évoluer leur capacité de travail en «full Remote» en donnant de l’importance aux métiers locaux et territoriaux pour booster l’écosystème marocain. De plus, cette crise va certainement augmenter le nombre des travailleurs indépendants. Ceci va contribuer, me semble-t-il, à l’émergence de nouveaux espaces de travail (co-working, living labs…), appelés autrement les «tiers-lieux». Cette reconfiguration possible du travail va contribuer à stimuler l’innovation technologique des entreprises marocaines sous toutes ses formes (produit, service, organisation…). Des innovations sociales émergent également de ces lieux sans frontières. L’entrepreneuriat social dûment défendu au Maroc va se légitimer encore plus comme modèle alternatif. Et enfin, cette crise est une occasion de revisiter les relations des entreprises avec leurs parties prenantes, et surtout avec l’État, s’agissant d’un partenaire stratégique par excellence, tout en inscrivant ces relations dans la connivence, la bienveillance et la coopération. Malheureusement, certaines entreprises n’ont pas pu renoncer à leur comportement opportuniste en profitant du fonds spécial dédié pour la gestion du Covid-19. Des mesures dissuasives devraient être prises par l’État contre tout transgresseur dont l’exécution devrait être stricte et l’application du principe «Name and Shame» pourrait dissuader les éventuels candidats à la transgression. 



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