L’interview confinée de… Lamia Berrada-Berca
Ses romans sont des combats où elle explore la question de l’intime et les rapports entre les humains tout en questionnant la notion de la liberté et des libertés individuelles. Journaliste, ancienne professeur de lettres, écrivaine, Lamia Berrada-Berca est un puits sans fond de savoir et de curiosité. Sa bibliothèque inspirante en est la preuve… à livre ouvert.
Un livre insolite ?
J’entends par cette question un livre qui apporterait une vision inhabituelle du monde, qui me permettrait de le lire et de le percevoir autrement car sa construction formelle ou narrative construirait une autre image de la réalité. Je pense du coup à trois romans hybrides et fous que j’aime tout particulièrement parce qu’ils entretiennent un rapport singulier et libre avec la langue tout en étant ultra-connectés à la réalité sociale et c’est cette puissance là, dans chacun d’eux, qui me touche profondément : Luiz Ruffato quand il explore dans «Tant et tant de chevaux» la déflagration urbaine que représente le vécu dans une ville-monstre comme Sao Polo à travers l’évocation de différents tableaux d’une rare puissance narrative ; Joseph Pontus, qui raconte dans «À la ligne» son quotidien d’ouvrier dans «L’industrie de la mort» d’un grand abattoir breton et en livre un récit rythmé en vers libres, rugueux, âpre et poétique sur les rêves qui se dressent contre l’aliénation et l’épuisement au travail et la question sociale des précaires. J’aimerais citer aussi «Les Frères Lehman», de Stefano Massini, qui brosse une fresque absolument géniale sur l’ascension de la famille Lehman jusqu’à la spectaculaire disparition de la fameuse banque Lehman Brothers lors de la crise financière de 2008, un roman-poème épique qui épingle avec brio notre époque en dénonçant ses errements dans la dérive capitaliste du commerce au néo-libéralisme financier…
Le livre qui a changé votre vision de la vie ?
Je ne dirai pas que c’est un livre qui a changé ma vision de la vie mais c’est l’un des livres qui à mes yeux scelle le lien indissociable entre la vie et l’écriture. «W ou le souvenir d’enfance», de Georges Perec, évoque par fragments la vie ordinaire d’un petit garçon élevé par sa tante après la seconde guerre mondiale et dont la mère est morte en camp de concentration, en alternance avec le récit de l’organisation minutieuse et fantasmée d’une cité régie par l’idéal olympique. C’est un livre qui m’a toujours fasciné parce qu’il montre que tout livre se construit en réalité sur la porosité de la paroi entre la réalité que l’on tente de reconstruire à l’intérieur et la fiction par laquelle on tente d’en construire une à l’extérieur. Une double interrogation réciproque, en somme, entre réalité et fiction…Il y aussi le fait que l’enfance demeure selon moi le point nodal, la source, le substrat même de l’écriture d’un auteur. L’écriture comme tentative de reconstruction de soi, comme survivance de la mémoire, comme exploration des possibles, pour moi Georges Perec l’incarne totalement…puis il y aussi une histoire forte qui me relie à ce livre : c’est qu’en faisant étudier un jour en classe son incipit, l’un de mes élèves est venu me voir en silence à la fin du cours, il m’a demandé s’il pouvait prendre une craie, a écrit quelques mots au tableau puis en se tournant vers moi a commencé à me raconter par bribes l’histoire de sa famille qui avait été victime d’un génocide au Cambodge. Je ne sais pas s’il avait déjà eu l’occasion de la raconter ailleurs ou à un autre moment mais il est clair que le texte de Perec que je leur avais fait découvrir ce jour là avait joué le rôle de catalyseur et les résonances étaient si fortes que j’en ai été très émue. C’est un moment gravé dans ma mémoire.
Le livre qui a fait de vous la femme de lettres que vous êtes ?
Tous ! (Rires). C’est une évidence de dire qu’on est construit par tous les livres déjà écrits, c’est le principe même de la littérature que d’être un immense et vaste palimpseste…comme le disait le grand critique et théoricien Gérard Genette. Je sais juste que j’ai besoin de me nourrir d’une littérature qui embrasse le monde dans sa variété et décloisonne les frontières et les assignations identitaires.
Le livre qui vous a donné envie de lire ?
Tous ! Et notamment les textes qui jouent avec les codes de la narration classique et les détournent parce qu’ils me permettent de mesurer, en tant que lectrice, le pouvoir magique du langage. «Si par une nuit d’hiver un voyageur», d’Italo Calvino, est l’un de ces livres…
Le livre qui vous fait rire ?
Méfiez-vous des parachutistes, de Fouad Laroui, brosse un tableau assez désopilant, je trouve, des contradictions et des petits travers de la société marocaine, abordés non sans tendresse sur le ton de la satire. Dans ce texte nourri de situations rocambolesques qui mettent aux prises l’ingénieur Machin avec le parachutiste Bouazza, ce qui frappe, c’est la justesse et l’intelligence avec laquelle Laroui fait mouche dans ses analyses, sans jamais déroger au plaisir sacro-saint du texte…Dans un tout autre registre, j’adore «Les Sublimes paroles et idioties» de Nasr Eddin Hodja (ou Joha), mi-fou, mi-sage que j’avais découvert enfant. Au-delà d’être un véritable patrimoine populaire, ces histoires sont des petits bijoux d’humour incisif, absurde et burlesque, auréolé de bon-sens populaire…
Le livre qui vous émeut ?
En général, quand l’écriture entre en résonance avec la question de la perte. Sans hésiter, la poésie et la prose poétique de Mahmoud Darwich, dont l’intensité et la douleur du cri atteignent chacun de nous, je pense, par leur portée universelle. Je pense au texte éblouissant de «Présente absence», poème-testament où il s’adresse à son double créateur en évoquant les moments clefs de son existence depuis son départ sous les bombes pour le Liban en 1948, au lancinant «chant de l’exil» dans son anthologie personnelle de «La terre nous est étroite»…à son amour de la liberté et de la création comme voie transcendentale de dépassement…«Le poème est en haut et il peut / M’enseigner ce qu’il désire / Ouvrir la fenêtre par exemple»…
Le livre que vous avez aimé détester ?
«L’être et le néant» de Sartre. Sans commentaires ! Ou «La disparition» de Georges Perec que j’adore pourtant comme auteur… Je ne nie pas la valeur littéraire de ces livres mais pour moi, ils sont froids et sans chair, sans aspérités, ce sont des livres fonctionnels au service d’une thèse, d’une consigne. Moi, j’aime passionnément la mise à nu des livres qu’on pourrait juger imparfaits mais qui créent une émotion incomparable à partir même de leurs fragilités…
Le livre que vous avez détesté aimer ?
«La servante écarlate» de Margaret Atwood, un livre total et exigeant que je trouve terriblement réussi…Les dystopies me font toujours peur car elles mettent en lumière les potentialités virtuelles de ce dont la réalité est porteuse. Dans cette dictature théocratique et misogyne, la soumission et l’asservissement des femmes au régime est total et les femmes sont elles-mêmes divisées et hiérarchisées en castes. À la suite d’une catastrophe écologique et de la chute drastique de la natalité, les femmes demeurées fertiles ; «les servantes» jouent le rôle de reproductrices. Des femmes réduites à n’être qu’un ventre à féconder et qu’on empêche d’être mères. L’auteure combine ici des faits d’observation liés à des réalités historiques et s’en sert pour centrer sa réflexion sur la condition, la place et le rôle des femmes dans un régime totalitaire où la religion domine le politique. Le choix très pertinent du point de vue subjectif, celui de la servante Defred, rend la description de cette société glaçante et oppressante. On ne peut lire ce livre sans penser que l’évocation de l’esclavage sexuel auquel sont contraintes les «servantes écarlates» perdure à notre époque, que les droits et les libertés des femmes demeurent des questions cruciales que la violence des gouvernements totalitaires s’appuient sur le consentement tacite de ceux qui le subissent : autant d’éléments en résonance très forte avec notre époque…
Le livre qui donne la pêche ?
J’ai gardé un certain attachement pour les aventures de l’idéaliste Fabrice Del Dongo dans «La chartreuse de Parme» : un récit étourdissant de finesse, d’humour, d’exaltation, qui mène le héros de Waterloo à la Cour de Parme avant qu’il ne trouve son paradis en prison, auprès de Clélia, une fois emprisonné dans la tour Farnèse. Stendhal l’avait écrit en 52 jours et on sent toute sa virtuosité dans ce roman qui est tout à la fois une ode à l’amour, à la beauté, à la joie…
Le livre qui vous a fait peur ?
Une dystopie de politique-fiction, «Nous autres», écrite par Evgueni Zamiatine en 1920, bien avant «Le meilleur des mondes» d’Aldous Huxley et «1984» de Georges Orwell. C’est la découverte, à travers le journal intime d’un homme, D-503, de la froide mécanique d’un pouvoir totalitaire qui prétend avoir découvert le bonheur et entend contrôler toutes les activités humaines et faire le bonheur des hommes au détriment de leurs libertés individuelles. Le héros est ainsi chargé de fabriquer le vaisseau spatial qui ira convertir les civilisations extra-terrestres au bonheur mais cela parle en réalité aussi de notre futur, quand on voit comment la technologie et le pouvoir numérique aujourd’hui sont utilisées pour nous contrôler sous couvert d’assurer notre sécurité ou notre bien-être…
Le livre que vous pouvez lire et relire ?
Les livres que je pourrais lire et relire avec plaisir sont ceux qui m’ont fichue une claque… Je pense à «La vie et demie» de Sony Labou Tansi et cette invention d’un univers de langage hors-normes, polyphonique pour décrire une réalité hors-norme elle aussi, servie par une écriture qui tranche dans le vif de la violence et du chaos de l’arbitraire : viols, meurtres, corruptions, arrestations…Farce et fable à la fois, il y raconte la dictature imposée par son nouveau «guide providentiel» dans le nouvel État de Katamalanasie qui vient d’accéder à l’Indépendance. Chef auquel s’attaque l’opposant Martial qui, même assassiné et devenu zombi, ne cesse de le tourmenter lui et ses successeurs sur plusieurs générations tandis qu’à l’hôtel «La vie et demie» sa fille Chaïdana se prostitue avec tous les dignitaires du régime pour les liquider tour à tour…Un texte qui s’impose aujourd’hui comme un grand classique et qui se révèle toujours aussi surprenant et riche…
Le livre que vous avez lu très vite ?
Deux titres, spontanément : «Rencontres avec Samuel Beckett», de Charles Juliet, un texte empreint de délicatesse et de profondeur sur une rencontre et au-delà leur amour commun pour la vérité profonde des êtres et les cheminements erratiques de l’écriture…«Petit journal de bord des frontières» où l’auteur, qui espérait une vie meilleure en quittant l‘Albanie, est parqué dès son arrivée en Grèce dans un centre de détention pour migrants. Cette expérience pleine de désillusions nourrit un livre intense, touchant par sa sincérité, son humour salvateur, sa lucidité aiguë. J’ai été littéralement séduite par sa construction en deux parties : à droite, le journal de bord de son récit d’émigration ; à gauche, ses méditations et réflexions qui constituent un décapant manuel de survie de l’immigré…
Le livre que vous auriez aimé écrire ?
Voyage au bout de la nuit de Céline pour l’invention de la langue qui est un véritable coup de poing pour l’humanité du texte, l’errance tout à tour poétique, réaliste, drôle et tragique de Bardamu qui rompt définitivement avec la vision traditionnelle du héros…
Le livre parfait pour le confinement ?
Peut-être l’humour grinçant et absurde d’Arto Paasilinna et sa vision écologiste dans «Le cantique de l’apocalypse joyeuse» qui raconte la survie de la communauté joyeusement délirante de ce Finlandais vivant avec les techniques de subsistance de leurs ancêtres, loin du monde consumériste, dans un havre de paix créé par un vieux communiste au fin fonds des forêts du Kainuu alors que la fin du monde approche et que la troisième guerre mondiale est sur le point d’éclater…
Le livre courageux ?
Je pense au travail de deux femmes écrivaines et journalistes, Florence Aubenas et Svetlana Aleksievitch, qui ne sont pas au sens propre «courageux» mais ont été écrits comme des hommages au courage. Dans «Le quai de Ouistreham», Florence Aubenas entre dans la peau d’une chômeuse de longue durée, se fait embaucher anonymement comme femme de ménage sur les ferries entre Caen, Ouistreham et Portsmouth pour pouvoir témoigner de manière authentique de la condition précaire de ces femmes, de leurs galères pour survivre, des humiliations qu’elles subissent. En vivant au quotidien la vie de ces «invisibles» qui courent d’un petit boulot à l’autre et dont le rôle est pourtant essentiel, la journaliste met des visages et des réalités concrètes derrière les froides notions de crise économique ou d’exclusion sociale. Ce reportage humain et pudique, soucieux de justesse, se lit comme une manière de leur rendre un vibrant hommage.
Le livre qui vous a apaisé ?
J’ai une affection particulière pour la simplicité de «Terre des hommes», de Saint-Exupéry dans lequel l’aviateur, confronté au danger avec les aléas de son métier fait l’épreuve du devoir d’humilité face au monde mais également de celui du dépassement de soi. Il mesure la valeur de ce que représente la vie, de ce que signifie être un homme, de sa quête d’essentiel et d’absolu…C’est l’apprentissage éclairé du fait que «la vérité pour l’homme, c’est ce qui fait de lui un homme».
Le livre que vous emmèneriez sur une île déserte ?
Ce serait une anthologie des poètes du monde, d’hier et d’aujourd’hui ! On y trouverait la poésie d’Antoine Emaz, ciselée, lapidaire. Celle de Marie de Quatrebarbes, singulière et sensible…Celle de Roberto Juarroz, verticale et cosmique. Celle de Pablo Neruda, ardente et engagée. Celle d’Omar Khayyam, à la fois si spirituelle et si terrestre. Celle de Paul Celan, monument d’humanité fragile…
Le livre qui vous ressemble ?
La question est redoutable : à quoi ressemble le livre qui me ressemblerait ? J’aurai envie de citer «Seule la mer» d’Amos Oz, un roman-poème atypique qui met en scène un chassé-croisé de fragments de voix : Albert Danon a perdu sa femme Nadia d’un cancer et son fils Rico est parti au Tibet, il héberge alors chez lui la fiancée de Rico, Dita, ce qui provoque les inquiétudes de Bettine, la vieille amie d’Albert alors que Rico, submergé par le souvenir de sa mère, refuse, lui de rentrer… Ce qui me parle, c’est le fait d’ouvrir un espace à des voix. Cette présence des voix qui expriment au quotidien leurs errances intimes, leur nostalgie du bonheur, leur solitude, dans une succession de fragments traversés par une intensité poétique rare est une chose précieuse pour moi.
Votre coup de cœur du moment ?
Coup de cœur pour les pièces de Jon Fosse, qui sont des textes courts, comme «Le nom», «L’enfant» et dont l’univers dramaturgique est d’une rare intensité parce qu’elle repose sur une intrigue minimaliste avec des personnages souvent en attente, en recherche, en tension, qui avancent dans la vie en se confrontant à leur solitude. Des histoires âpres mais servies par une langue très pure.
Votre livre de chevet ?
Aaah…L’œuvre magnifique et inclassable d’Edmond Jabès, dans l’idée qu’un livre de chevet, c’est celui qui dialogue avec vous secrètement et qui dispose de tous les talents : il vous ressource, vous questionne, vous émeut et ne se laisse jamais étiqueter parce que son message est irréductible…Du «Livre des questions» au «Livre des ressemblances», en passant par «Le Livre des marges», «Le petit livre de la subversion hors soupçon», «Le livre du partage», «Le Livre de l’hospitalité», c’est pour moi l’auteur d’une quête infinie qui questionne l’exil intérieur, l’altérité, la mort, l’infini, la justice, la vérité…Tout entier voué à la recherche de ce qu’il appelle «Le livre des livres», celui-ci est de ceux qui transforment la lecture en expérience totale : à la fois sensible, philosophique, ontologique et métaphysique…Chaque phrase, aphorisme, possède une dimension invocatrice, comme celle-ci : «nous ne sommes véritablement nous-mêmes qu’au plus aride de notre solitude».