Opinions

Néocolonialisme algorithmique : comment les GAFAM dérobent les données des Africains

Par Nour Mohammed Rida
Président-fondateur du Centre marocain des études africaines et du développement durable (CMEADD)

En septembre 2017, Vladimir Poutine affirmait que «celui qui dominera l’intelligence artificielle dominera le monde». Une déclaration qui souligne l’importance stratégique de cette nouvelle révolution technologique, devenue un enjeu majeur tant pour les acteurs privés que publics, sur les plans national et international. L’intelligence artificielle (IA), érigée en priorité par la Silicon Valley et l’industrie 4.0, transforme déjà la politique étrangère des États, leur géopolitique, leur droit, leur économie et même leurs habitudes culturelles.

Néanmoins, pour assurer sa pertinence et son opérationnalité, cette technologie nécessite une quantité phénoménale de données, ce qui explique la bataille féroce que se livrent les grandes puissances pour s’approprier le continent africain, un terrain quasi vierge et propice pour la collecte de ce pétrole des temps modernes.

Tout cela se déroule un moment où l’Afrique fait figure de cobaye et demeure figée dans la contemplation de mondes réels qui lui paraissent étranges – voire surréalistes- et tente, laborieusement, de limiter les dégâts d’une cybercolonisation qui s’avère de plus en plus inévitable. Mais pourquoi cette ruée vers l’Afrique ?

L’Afrique : oasis réglementaire pour les GAFAM
Le grand avantage qu’offre l’Afrique pour les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), et qui a transformé le continent en Far-East à conquérir, se résume dans la souplesse et parfois même l’absence des législations relatives à l’IA et les activités annexes.

Si en Occident (Europe et États-Unis), les utilisateurs et plusieurs gouvernements sont devenus de plus en plus méfiants à l’égard des GAFAM qui transforment les données personnelles en une marchandise dans le but de contrôler le comportement humain, en Afrique ils peuvent compter sur des centaines de millions d’utilisateurs connectés. Une situation qui ne peut qu’enchanter Google et consorts.

Ainsi, peu exigeants en termes de respects des normes fiscales, de protection des données personnelles, de souveraineté numérique et de lutte contre les fakes news, certains pays émergents d’Afrique sont devenus, pour ces géants, des marchés privilégiés.

D’autant plus que, depuis 2019, les régulateurs de la concurrence – le ministère américain de la Justice et la Federal Trade Commission (FTC) – ont entamé la supervision de plusieurs entreprises de la tech (Amazon, Apple, Google) et ont ouvert plusieurs enquêtes sur leur aspect antitrust. Une situation qui risque de pénaliser ces géants du web et qui les pousse, par conséquent, à se «réfugier» ailleurs, en l’occurrence en Afrique.

Un réservoir démographique en pleine expansion
Un autre avantage, non moins important au sein du continent noir, se résume dans son extraordinaire réservoir d’utilisateurs de plateformes et de services.

Selon les données d’un rapport publié en 2024 par l’Union internationale des télécommunications (UIT), le nombre d’utilisateurs d’Internet en Afrique est passé de 181 millions en 2014 à 646 millions en 2024. Une proportion (43%) qui va s’accroître très sensiblement puisque le continent comptera 2,5 milliards d’habitants en 2050.

L’Afrique dispose donc de grandes quantités de données personnelles qui ont une grande importance dans le système économique des GAFAM qui les considèrent comme «le pétrole d’aujourd’hui», et si «le pétrole voit logiquement ses réserves diminuer avec le temps, la data, elle, double tous les dix-huit mois, telle la loi de Moore pour l’évolution de la puissance de calcul» (Cassou Pierre-Henri, 2019).

La menace d’une cybercolonisation
Le problème c’est que, à l’instar du pétrole et des autres ressources naturelles africaines, ces trésors risquent, encore une fois de plus, de ne pas profiter aux populations africaines. Pire encore, ils peuvent être à l’origine d’une deuxième colonisation de l’Afrique, mais cette fois-ci numérique. C’est la raison pour laquelle certains pays, conscients de cette nouvelle cybercolonisation des GAFAM, mais aussi du fait qu’ils ne peuvent rivaliser avec ces derniers, ont décidé de gérer l’accès à Internet aux utilisateurs finaux à travers «l’alliance Smart Africa».

Lancée en 2013 lors du Transform Africa Summit à Kigali, cette structure vise à connecter l’Afrique, accélérer le désenclavement numérique panafricain, améliorer l’accès des populations aux services TIC et télécoms, etc. Pour cela, l’Alliance, qui regroupe aujourd’hui plus de 30 pays africains, a lancé en 2019 un fonds de soutien de 500 millions d’euros à destination des startups africaines. Elle espère mobiliser, au cours des dix prochaines années, quelque 300 milliards de dollars d’investissements publics et privés.

Toutefois, bien qu’ambitieuse, cette initiative fait face à des défis considérables, notamment avec un fonds qui s’avère insuffisant face à la puissance économique des géants technologiques. Dans la même logique le Maroc, et afin de conforter le développement de l’IA au sein du pays, s’est doté d’un High Performance Computing (HPC) de 700 cœurs. Une sorte de datacenter universitaire qui a pour vocation d’offrir aux différents établissements d’enseignement supérieur et de recherche du Royaume des capacités de calcul très élevées.

Et pour convaincre davantage les GAFAM de l’attractivité de son marché, le Royaume, à travers la société Medasys, leader national de la construction et l’exploitation de datacenters neutres, certifié TIER III, et en partenariat avec le géant britannique Zircom, a créé, en 2017 à Témara, la première plate-forme cloud computing sur un site 100% marocain dans le but de convaincre Amazon, Google, Facebook et autres d’héberger dans le Royaume leurs données qui traitent de l’Afrique et du Moyen-Orient. Sachant que les géants américains ont déjà entamé leurs expéditions technologiques dans plusieurs régions du continent. Malgré ces initiatives, la réalité reste préoccupante pour l’Afrique face aux géants américains.

D’autant plus que les géants chinois (le cartel BHATX composé par Baidu, Huawei, Alibaba, Tencent, et Xiaomi) ont commencé, à leur tour, à s’installer en Afrique et à s’emparer des données produites par le continent pour leur propre profit. Face à cette double menace, l’avenir numérique de l’Afrique dépendra de sa capacité à s’organiser collectivement et à développer une souveraineté numérique continentale, seule garantie contre cette nouvelle forme de colonisation.



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