Inclusion : les femmes, le moteur silencieux de l’économie marocaine

Par Zineb Sqalli
Directrice associée, BCG Casablanca
A lors que nous venons de célébrer la Journée internationale des droits des femmes, il est difficile d’ignorer le long chemin qu’il reste à parcourir pour une inclusion réelle et durable des femmes au Maroc. Cette journée ne se limite pas à une commémoration, c’est avant tout un rappel puissant : un rappel des inégalités qui persistent, des barrières qui les maintiennent et, surtout, des opportunités économiques perdues pour le Maroc, ses entreprises et la société dans son ensemble.
D’après le Global gender gap report 2024 du Forum économique mondial, le Maroc se classe 137e sur 146 pays en matière d’égalité des genres, faisant de lui l’un des pays les plus inégalitaires au monde pour les femmes. Une révélation souvent sidérante, y compris pour les Marocains eux-mêmes. Moi-même, après des années passées à œuvrer pour l’inclusion économique des femmes à l’échelle mondiale, j’ai encore du mal à me faire à ces chiffres.
Le paradoxe marocain
En scrutant les données de plus près, le paradoxe devient d’autant plus frappant. Les femmes marocaines bénéficient d’un accès à l’éducation et aux soins de santé comparable aux moyennes mondiales. Pourtant, nous enregistrons l’un des taux de participation des femmes au marché du travail les plus faibles de la planète. Nous investissons dans l’éducation et la santé de nos filles, en leur garantissant un accès égal aux écoles et aux soins, au même titre que les garçons.
Certes, la qualité de ces services pourrait être débattue, mais elle affecte indifféremment les deux genres. Nos filles vont à l’école et elles y excellent. Chaque année, neuf des dix meilleurs bacheliers du pays sont des filles. Et pourtant, seulement 19,8% des Marocaines sont actives sur le marché du travail — un taux qui ne cesse de reculer depuis vingt ans.
Certes, on pourrait débattre des chiffres, se demander si le travail informel est correctement comptabilisé, mais le constat est limpide : le Maroc fonctionne comme un avion dont l’un des moteurs est à l’arrêt. Nous formons les femmes, mais leur potentiel économique reste largement inexploité.
Le poids des normes culturelles
En 2023, j’ai publié avec mes collègues du Boston consulting group (BCG) un rapport intitulé African women’s voices : Reframing the narrative on women’s roles in african societies. Nous avons interrogé 6.000 femmes et hommes dans six pays africains afin de mieux comprendre les perceptions du rôle des femmes dans les sociétés africaines et les freins à leur autonomisation économique.
Le verdict est sans appel : au Maroc, le principal obstacle à l’égalité n’est pas seulement économique ou éducatif, mais bien culturel. Bien sûr, les questions de sécurité dans les transports, de manque d’opportunités professionnelles et d’inadéquation des compétences avec le marché du travail sont cruciales. Mais l’entrave la plus puissante reste l’idée profondément ancrée selon laquelle la place de la femme est au foyer, une croyance partagée par les hommes comme par les femmes.
Ainsi, 50% des Marocains interrogés – hommes et femmes- estiment qu’une femme ne devrait pas travailler si son mari ou son père gagne suffisamment pour subvenir aux besoins du foyer. Un chiffre vertigineux, surtout si l’on compare avec l’Afrique subsaharienne, où seuls 12% des femmes et 15% des hommes partagent cette opinion. Pire encore, près de 90% des hommes marocains déclarent que les femmes doivent poursuivre des études non pas pour acquérir une indépendance financière, mais simplement pour être respectées et cultivées.
Sur le plan juridique, le Maroc s’est engagé dans la réforme du Code de la famille (Moudawana). Un moment clé pour le renforcement des droits des femmes, mais qui ne semble pas susciter le même niveau d’engagement et de mobilisation citoyenne que la précédente réforme du Code de la famille. Un signal préoccupant qui révèle l’ancrage profond des mentalités conservatrices. Mais les normes sociales ne sont pas figées. Elles peuvent évoluer et vite. Prenons l’exemple de l’Arabie saoudite : en 2015, le taux d’emploi des femmes était de 20%.
En 2023, il a bondi à 34%, dépassant même les objectifs définis par les autorités. Certes, les défis persistent, mais l’exemple saoudien prouve qu’un changement rapide est possible avec une volonté politique forte et sans ambiguïté.
Le coût de l’inaction
L’immobilisme a un prix. Si le Maroc atteignait une égalité économique entre hommes et femmes, son PIB pourrait croître de 20% à 25%. Une projection loin d’être utopique : elle repose sur des études économiques solides, confirmées par des institutions internationales, notamment la nôtre.
Le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale saluent régulièrement les réformes mises en œuvre par le Maroc dans divers secteurs. Mais ils insistent sur un point noir persistant : l’exclusion économique des femmes. Il est temps pour le Royaume de libérer tout son potentiel en renforçant l’intégration économique des femmes. Il ne s’agit pas seulement d’une question d’équité, mais d’un impératif stratégique à même de mobiliser pleinement les talents du pays, de générer des gains économiques substantiels et d’atteindre ses objectifs de développement à grande échelle.
Nous ne pouvons plus nous permettre de laisser un moteur de notre économie tourner au ralenti.En faisant de l’inclusion économique des femmes une priorité, le Maroc peut bâtir un avenir plus prospère, plus compétitif et plus équitable pour tous.
*Note : Les statistiques et conclusions mentionnées sont basées sur les données disponibles jusqu’en 2024.
Bio express
Zineb Sqalli est directrice associée chez BCG Casablanca. Diplômée de l’École Centrale, elle accompagne les institutions financières, les entreprises et les gouvernements dans la structuration de projets stratégiques et durables.
Forte de plus de 15 ans d’expérience, elle a travaillé sur le développement d’initiatives à fort impact économique et social en Europe, en Afrique et au Moyen-Orient. Engagée pour l’autonomisation des femmes, elle pilote les différentes initiatives BCG sur leur inclusion économique dans les marchés émergents et dirige la «Women initiative» en Afrique, un programme visant à accompagner et faire progresser les consultantes au sein du cabinet.