Maroc

Plaine de Chtouka : le grand potager du Maroc face aux défis

Étant donné que la plaine agricole de Chtouka a déjà relevé une panoplie de défis, durant ces dernières décennies, les enjeux de demain, pour cette zone, consistent en la nécessité d’aller vers des structures résilientes et plus performantes, en réponse aux aléas climatiques. Si la reconversion du parc des serres est inévitable, sa réussite est tributaire d’une série de facteurs. Enquête.

À chaque fois que le marché national est confronté à un problème d’approvisionnement, lors de la période hivernale où le mercure s’effondre, tous les yeux sont rivés vers la plaine de Chtouka, dans les environs d’Agadir. La raison en est la flambée saisonnière des prix qui caractérise les cours d’une partie des fruits et légumes, parallèlement à leur écoulement à l’export, à des prix plus au moins rémunérateurs. Véritable potager maraîcher des primeurs au Maroc, il est pratiquement impossible de se promener dans cette zone sans croiser les serres horticoles à couverture en plastique dont l’architecture et l’armature diffèrent selon le type adopté (essentiellement le modèle tunnel, la canarienne améliorée et la multi chapelles-Tombarello & Gothique, en plus d’autres types intermédiaires) par les producteurs-exportateurs de primeurs. Vus du ciel, ces abris-serres apparaissent dans toute leur étendue, couvrant plus de 15.000 ha avec leurs formes rectangulaires juxtaposées.

En effet, c’est ici que les différentes cultures maraîchères (tomate, poivron, courgette, aubergine…), sont cultivées en agriculture protégée, en capitalisant sur le rayonnement solaire de cette plaine couverte par un décret de sauvegarde de sa nappe. Une mesure complétée par la mise en service, en février 2022, de l’unité mutualisée de dessalement de l’eau de mer dans la commune rurale d’Inchaden.

Actuellement, «le parc serricole de la plaine de Chtouka est constitué en majorité d’abris-serres canariens améliorés. Ce type a été introduit, depuis les années 80, dans la région afin d’assurer la production des primeurs en automne-hiver (essentiellement entre octobre et mai), à la place de la culture en plein champ», rappelle Lahoucine Aderdour, président de la Fédération interprofessionnelle marocaine de production et d’exportation des fruits et légumes (FIFEL).

Flambée des prix et pénurie de production : et si la solution venait du parc serricole ?
Aujourd’hui, plus de cinq décennies après le développement de cet outil de production, le système de serres, combiné avec d’autres facteurs, a conféré au Maroc le statut de premier exportateur de légumes frais vers l’Europe, en tant que pays tiers.

«L’abri serre est non seulement un outil de protection des plantes, mais il permet aussi un gain de température, en fonction de la qualité du plastique et d’autres paramètres», précise Thami Benhalima, ingénieur agronome et expert dans le domaine agricole.

C’est pourquoi le parc serricole, qui est appelé à évoluer encore en réponse aux aléas climatiques, «a connu depuis plus de quatre décennies tellement d’évolutions tant sur le plan des matériaux utilisés que des techniques développées par les producteurs-exportateurs, depuis son introduction dans la zone de Chtouka», ajoute Benhalima.

Au sein de la plaine de Chtouka, qui vit au rythme de l’agriculture, la précocité a toujours été un facteur décisif pour l’origine Maroc qui complète la production européenne. Pour rappel, celle-ci se déroule de juin à octobre alors que la campagne d’exportation marocaine est entamée à la mi-octobre et se prolonge jusqu’à fin avril, sur la base des préparatifs de plantation lancés aux mois de juillet et août. Au titre de l’actuelle saison 2022-2023, une superficie de 22.000 ha de fruits et légumes a été plantée dans la Région Souss-Massa, ce qui permettra d’atteindre, cette année, une production de l’ordre de 1,6 million de tonnes de produits frais.

Actuellement, les superficies des primeurs (essentiellement la tomate ronde) ont reculé, selon les professionnels, au détriment d’autres cultures (fruits rouges) et d’autres variétés (tomates de segmentation). La plaine de Chtouka continue malgré tout d’afficher des performances remarquables grâce à l’outil de production actuel (système de serre) en produisant davantage du fait de l’amélioration de ses rendements. Une prouesse réalisée malgré la problématique de l’eau, la flambée des coûts de production, notamment les intrants agricoles et les matières premières, en plus de la recrudescence des ravageurs et de la hausse des prix de transport et des charges sociales et fiscales.

Dans ce sens, la zone a connu une évolution des techniques de production maraîchère, principalement des cultures sous serres, dont la tomate en premier lieu. Ainsi, l’itinéraire technique a évolué tant sur le plan des abris-serres et de la culture hors sol que sur celui du choix variétal, des techniques de fertigation et d’irrigation, en plus de la lutte intégrée et de la pollinisation sous abris, alors que tout un écosystème a été créé autour de la chaîne de valeur de cette filière.

La péréquation entre l’export et le marché local
Selon les professionnels, la plaine de Chtouka a toujours été une pépinière d’idées et un véritable carrefour de partage qui a permis le développement de l’agriculture au Maroc en général et dans la région en particulier. «Actuellement, on produit 150 à plus de 200 t/ha de tomates au sein des abris serres contre à peine 20 à 30 t/ha auparavant en plein champ grâce aux efforts d’encadrement, mais aussi au capital humain existant dans la région, lequel a relevé le niveau de production en adoptant différentes techniques», souligne Mohamed Ajana, producteur-exportateur et ancien directeur de la Société agricole de services au Maroc (SASMA).

Toujours est-il que la baisse de l’offre continue de sévir durant la période récurrente de l’hiver malgré une abondance tout au long de la saison, avec des prix jugés très bas par les agriculteurs, ce qui oblige le marché interne et celui de l’export à s’armer de patience avant la hausse des températures.

«Tout au long de l’année, on approvisionne le marché national avec un prix qui ne couvre même pas le coût de revient qui est de 4,50 DH/kg. Et c’est depuis plus de 20 ans que cette situation de subvention de marché local perdure. En réalité, c’est la péréquation avec l’export et ses prix, plus au moins rémunérateurs, qui nous permis de continuer à approvisionner le marché local bien que les prix soient en deçà du coût de revient. C’est aussi grâce à l’export et à nos partenaires que les exploitations sont aux normes européennes», souligne Ajana.

Face à cette situation où la flambée des prix est considérée comme l’arbre qui cache une forêt de facteurs conjoncturels et structurels (aléas climatiques, manque de rentabilité, orientation vers d’autres cultures et variétés et flambée des matières premières…), il a été question, pour la seconde fois consécutive, d’agir sur la loi de l’offre et la demande.

Il s’agit d’adopter des mesures de restriction quantitative à l’export, notamment vers le marché européen et subsaharien afin d’approvisionner le marché national tout en réduisant la spéculation des intermédiaires et en renforçant le contrôle au sein des marchés de gros et semi-gros. Toutefois, ces mesures font de l’export, pour la deuxième fois, un dommage collatéral selon les professionnels, tout en portant préjudice à la fiabilité et l’image de l’origine Maroc.

Aléas climatiques : des situations paradoxales
«En période normale, on arrive à récolter 800 à 1.000 kg/jour/ha de tomate, mais quand il fait froid, on descend à moins 200 kg/jour/ha», explique Mohamed Ajana. En se référant à ce contexte récurrent de changement climatique, plusieurs situations paradoxales sont engendrées en matière de production et de commercialisation. Alors que le froid est intervenu, au cours des dernières années, durant trois périodes, avec des changements climatiques étalés entre novembre et février, la chaleur qui monte d’un cran crée à chaque fois un effet inverse, ce qui entraîne une surproduction et une vente à des prix dérisoires en raison de l’abondance sur le marché national. «Les conditions climatiques ont été extrêmement mauvaises cette année puisque la température, qui devait être douce de septembre à décembre, a été en hausse avec une abondance de tonnage. En même temps, le prix à l’export a été en recul. Et durant janvier-février, la production a chuté en raison du froid alors que les prix ont été rémunérateurs à l’export», détaille Thami Benhalima. Face à ce casse-tête des aléas climatiques, les professionnels s’accordent à dire que la filière ne peut pas plus continuer à produire de la même façon.

D’une part, les ressources sont devenues limitées et de l’autre, il est nécessaire de réduire la dépendance aux facteurs extérieurs, d’où l’épineuse question de la reconversion du parc actuel vers des structures de serres plus performantes en verre (high-tech), alimentées par l’énergie solaire. Ces dernières peuvent produire tout au long de l’année et atteindre 600 à 750 tonnes/ha de tomates, mais à quel prix et pour quels marchés, dixit les professionnels ? Étant donné que la plaine de Chtouka a déjà relevé une multitude de défis, à commencer par la problématique de l’eau (dessalement), les enjeux de demain résident dans la nécessité d’aller vers des structures plus modernes. «De la même façon que le modèle agricole est passé, d’une part du plein champ à l’abri serre, d’autre part, du gravitaire au système de goutte à goutte, il peut, dans la même logique d’investissement, se reconvertir vers des structures plus performantes», estime une source ayant requis l’anonymat. Toutefois, selon les professionnels, cette reconversion, bien qu’inévitable, est tributaire de tout un environnement, allant du soutien de l’État à la régulation du marché national, avec un meilleur accès aux marchés à l’export et des prix stables.

L’environnement actuel ne favorise pas la réflexion sur la reconversion
«Les structures sophistiquées utilisent plusieurs techniques que nous nous ne pouvons pas mettre en place à travers l’outil de production existant, tel que le chauffage d’appoint, la ventilation, l’installation des écrans thermiques et l’injection de CO2», fait savoir Ajana. Toujours est-il que «dans la conjoncture actuelle, il est impossible d’opter pour cette modernisation sans la préparation des conditions de réussite de cette reconversion, censée être appuyée par l’État», ajoute-il. En chiffres, il faut compter près de 10 MDH/ha pour cet outil de production performant alors que la serre canarienne améliorée oscille entre 800.000 DH et 1 MDH/ha, selon les matériaux et les techniques utilises. Le même constat est partagé par Khalid Saidi, président de l’Apefel. «Changer le parc serricole n’est pas si simple qu’on le pense car ce sont des investissements très lourds qui nécessitent un appui étatique conséquent. Aussi, la mise en place de serres sophistiquées se traduit par plus de production, mais aussi par plus de charges. Des charges qu’il faut amortir sur le long terme grâce à une chaîne de production et de commercialisation également performante, ce qui n’est pas le cas actuellement». Toujours selon le président de l’Apefel, «il est essentiel, dans le contexte actuel des essais, d’étudier la façon dont le parc serricole peut être adapté au chauffage d’appoint, surtout durant la période hivernale marquée par la baisse vertigineuse des température». Il s’agit aussi d’adapter l’outil de production à la possibilité d’injection de CO2, en plus de la mise en place des ouvrants pour l’aération et l’amélioration de la ventilation avec les courants d’advection.

Marges des intermédiaires, un manque à gagner pour l’investissement
Par ailleurs, l’une des problématiques de fond réside toujours dans la question de la normalisation et de la régulation du marché national et la réorganisation de la chaîne de commercialisation. «Le fond du problème demeure le réseau d’intermédiaires qui capte la marge bénéficiaire de l’agriculteur. Plusieurs études sur la réforme des marchés de gros ont été menées, qui peuvent résoudre une bonne fois pour toutes ces lacunes constatées. À cela s’ajoute la question de la récupération de la TVA», préconise Mohamed Ammouri, président de la Confédération marocaine de l’agriculture et du développement rural.

Selon le dernier avis du CESE, émis le 22 février 2023, les fragilités du système de commercialisation des produits agricoles restent marquées par un ensemble de dysfonctionnements organisationnels et fonctionnels. Dans ce sens, le réseau d’intermédiaires capte la marge bénéficiaire de l’agriculteur. Or, cette dernière aurait pu être investie dans l’amélioration de l’outil de production de demain, qui est la serre, ainsi que dans l’utilisation de l’énergie solaire, ces aspects étant considérés, aux côtés de la main-d’œuvre, comme des avantages comparatifs par rapport aux pays concurrents. L’adoption de structures sophistiquées est synonyme aussi de moins d’usage d’eau, de fertilisants et de déchets agricoles, grâce à des cercles fermés de production.

Complexe horticole d’Agadir, la future locomotive de l’innovation et la recherche

Parallèlement au travail accompli par le Centre de transfert de technologie (CTT), qui a été créé en 2005 par l’Association des producteurs et producteurs-exportateurs des fruits et légumes (APEFEL) – qui dispose de plusieurs multi-chapelles (fermes expérimentales) – le complexe horticole d’Agadir (CHA), relevant de l’Institut agronomique et vétérinaire Hassan II (IAV), travaille déjà sur ce chantier englobant ses structures d’appui.
Il s’agit, notamment, du Centre d’excellence horticole, l’incubateur dédié aux projets d’agri-business, de la restructuration de la station expérimentale et de la création d’un consortium pour la recherche, le développement et l’innovation agricole. L’objectif de ce business modèle, qui sera appliqué au CHA, permettra de mieux connecter la recherche à la pratique à travers une transformation du modèle actuel de production pour qu’il puisse accompagner les prochains défis d’une agriculture de précision et de résilience, en plus du transfert de technologies.

 

Yassine Saber / Les Inspirations ÉCO



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